sous par jour. Naturellement
gaie et resignee aux coups du sort, la mere Durand trouvait le moyen de
cultiver elle-meme son jardin; et du produit de ses veilles elle faisait
becher et entretenir un petit clos de vignes qu'elle possedait au sommet
du coteau de Saint-Michel, et qui produit le meilleur vin du canton.
Mais bientot l'exces de travail et l'isolement penible ou se trouvait
cette malheureuse veuve diminuerent ses forces, altererent sa sante.
Paralysee du bras gauche, elle ne fut plus en etat de pourvoir a son
existence; et les principaux habitants du village s'occuperent a la
placer dans un hospice. Mais c'eut ete lui donner la mort: l'idee seule
de quitter sa chaumiere, ou elle etait nee, ou elle avait eu le bonheur
d'etre epouse et mere, ou, depuis soixante ans, elle jouissait d'une
douce independance, cette idee la desesperait; et sans cesse elle
repetait a ses voisins que le jour ou elle serait forcee de quitter son
humble demeure serait le dernier de son existence.
Le chateau de Cange etait, a cette epoque, habite par une famille
opulente, qui, apres avoir couru les chances les plus favorables du
commerce, dans les quatre parties du monde, etait venue s'etablir et se
delasser de ses longs travaux dans le beau jardin de la France, si digne
de sa celebrite. Un des chefs de cette famille honorable etait capitaine
de vaisseau et l'heureux pere de deux jeunes filles, nommees Celine
et Louisa: l'ainee avait douze ans, et la cadette ne comptait qu'un
printemps de moins que sa soeur. Le hasard les conduisit a la chaumiere
de la veuve, qui leur raconta ses malheurs, et la necessite cruelle ou
elle se trouvait d'aller mourir dans un hospice.
"Eh quoi! dit Celine, la veuve et la mere de trois militaires morts au
champ d'honneur serait forcee de quitter son paisible foyer! Nous ne le
souffrirons pas.--Non, non, dit a son tour Louisa; nous conserverons
a cette respectable infirme sa chaumiere et ses cheres habitudes.
Promettons-nous de diriger nos promenades du matin de ce cote, et
l'excellente bonne qui nous a elevees nous secondera dans le projet que
je concois. Prenez courage, mere Durand, nous ne vous abandonnerons pas;
et, des demain, nous commencerons notre service aupres de vous.--Vot'
service, mes bonnes demoiselles! ah! c'est moi qui s'rais heureuse
d'etre au votre, si j'avais assez d' forces pour ca; mais faut ben se
soumettre aux volontes du ciel, et respecter jusqu'aux rigueurs dont il
nous accable: fa
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