chateau de Silly. C'etait une vieille maison batie en S,
l'usage etant alors de donner aux chateaux normands la forme de la
premiere lettre du nom de la terre: ainsi la Meilleraie representait une
M dans la disposition de ses batiments; mais la veritable distinction du
chateau de Silly, c'est qu'il etait place au beau milieu de la vallee
d'Auge, ou tout fleurit, jusqu'aux epines. Au printemps, en ete, aux
derniers jours de l'automne, on n'entend que ruisseaux murmurant,
oiseaux chantant, legers bruissements sous le souffle invisible.
Une fillette hors de son couvent, toute rayonnante de jeunesse et
d'esperance, est naturellement heureuse en ce vaste jardin, et
volontiers elle oublie, o l'ingrate! le couvent et ses meres adoptives.
Tel etait l'enivrement de la jeune Elisa, lorsqu'au bras de son amie
elle entrait dans cette maison, triste au dedans, c'est vrai, mais au
dehors toute charmante. M. de Silly le pere etait un vieillard morose;
on ne l'entendait guere, on le voyait fort peu, il comprenait que sa
mort etait proche, et, resigne comme un vieux soldat, il se preparait a
mourir en chretien.
Beaucoup plus jeune, et tres agissante encore, Mme de Silly s'inquietait
avec moderation des tristesses de son mari, non plus que des dangers
recents de sa fille, en proie a la petite verole. Elle etait, comme
toutes les meres de ces temps antiques, passionnee pour la gloire et
pour le nom de leur maison; toute leur tendresse et toute leur ambition
se reportaient sans cesse et sans fin sur leur fils, heritier et
continuateur du nom, de la fortune et de l'autorite des aieux. C'etait
l'habitude et la loi du monde feodal: tout revenait au fils aine; il
etait tout, le cadet n'etait rien, il s'appelait M. le chevalier, et
passait une vie obscure en un coin du chateau de son pere, heureux de
promener dans les jardins paternels le neveu qui devait le desheriter
tout a fait. Quant aux filles, elles etaient encore moins comptees que
les cadets; on les mettait au couvent, moyennant une petite dot, et les
voila disparues a jamais.
Ainsi Mlle de Silly, dans la maison de ses peres, etait une etrangere
autant que la jeune Elisa; mais l'habitude et la resignation, ajoutez
la jeunesse, ont de grands privileges! Elles se contentent a si peu
de frais! l'horizon le plus prochain, elles ne vont pas au dela. Le
lendemain, voila le reve des jeunes filles; aujourd'hui, demain, rien de
plus, pourvu qu'aujourd'hui et demain le jardin soit en fleur.
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