levaient menacantes entre ses fosses
remplis d'une eau fangeuse, et l'on se racontait tout bas mille
histoires sanglantes de ses cachots sans lumiere et sans fond. Il etait
dix heures du soir, le temps etait sombre, et le faubourg Saint-Antoine,
dont le reveil devait etre si terrible en 1701, venait de s'endormir
sans les fatigues de la journee. A l'extremite du pont-levis, la
prisonniere attendait qu'on la vint prendre, et lorsque enfin son tour
fut venu d'entrer dans la geole, on lui fit traverser des passages
gardes par des portes de fer. On entendait dans ces longs corridors
les plaintes des nouveaux prisonniers, qui n'avaient pas encore
l'accoutumance de la prison.
Enfin, etant arrivee aux etages d'en haut, elle fut introduite dans une
chambre horrible ou tout manquait, le feu, les meubles, la lumiere, la
proprete; pour tout meuble, une chaise du paille, un bout de chandelle
attache au mur, et tous les gens qui l'avaient amenee, disparus au
bruit des portes qui se refermaient. Trois heures apres, ces portes
s'ouvrirent de nouveau; le gouverneur reparut, amenant avec lui la
servante de Mlle d Launay, et cette fois la chambre fut meublee d'un
petit lit, d'un fauteuil, deux chaises, une table, une jatte, un pot a
l'eau, un grabat pour la jeune servante. "Ah! dit-elle, on sera bien
mal couchee!" On lui repondit: "Ce sont les lits du roi." Puis les
prisonnieres se coucherent sans souper. En vain elles voulaient dormir:
tous les quarts d'heure elles etaient reveillees au son d'une cloche, et
cette habitude est une des plus cruelles de la Bastille.
Et, le jour etant venu, la dame et la servante eurent grand soin de
balayer leur chambre et de bruler un des deux fagots que le roi leur
accordait chaque jour. Une boite d'allumettes au beau milieu du Champ de
Mars produirait presque autant d'effet que ces _fagots du roi_ en cette
immense cheminee, grillee et barree autant que les fenetres. A la
premiere flambee de son feu, Mlle de Launay, triomphante, brula un
papier qu'elle avait soustrait aux yeux de MM. les commissaires: c'etait
une lettre ecrite en entier de la main du chevalier de Silly au cardinal
Alberoni. Ce papier, s'il fut tombe entre les mains de M. d'Argenson,
eut ete l'arret de mort de M. de Silly. Restait maintenant a lui faire
savoir que ce papier etait aneanti. "Dieu y pourvoira," se disait Mlle
de Launay.
Elle resta _au secret_ sept a huit jours, au bout desquels le gouverneur
lui fit une visite, et l'ay
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