Ces deux hommes, qui avaient tant vecu l'un avec l'autre en
communaute d'intelligence et dont les yeux, habitues a economiser
les expressions, savaient se dire silencieusement tant de choses;
ces deux vieux amis, aussi nobles l'un que l'autre par le coeur,
s'ils etaient inegaux par la fortune et la naissance, demeurerent
interdits en se regardant. Ils venaient, avec un seul coup d'oeil,
de lire au plus profond du coeur l'un de l'autre.
Grimaud portait sur son visage l'empreinte d'une douleur deja
vieillie d'une habitude lugubre. Il semblait n'avoir plus a son
usage qu'une seule traduction de ses pensees.
Comme jadis il s'etait accoutume a ne plus parler, il s'habituait
a ne plus sourire.
Athos lut d'un coup d'oeil toutes ces nuances sur le visage de son
fidele serviteur, et, du meme ton qu'il eut pris pour parler a
Raoul dans son reve:
-- Grimaud, dit-il, Raoul est mort, n'est-ce pas?
Derriere Grimaud, les autres serviteurs ecoutaient palpitants, les
yeux fixes sur le lit du malade.
Ils entendirent la terrible question, et un silence effrayant la
suivit.
-- Oui, repondit le vieillard en arrachant ce monosyllabe de sa
poitrine avec un rauque soupir.
Alors s'eleverent des voix lamentables qui gemirent sans mesure et
emplirent de regrets et de prieres la chambre ou ce pere agonisant
cherchait des yeux le portrait de son fils.
Ce fut pour Athos comme la transition qui le conduisit a son reve.
Sans pousser un cri, sans verser une larme, patient, doux et
resigne comme les martyrs, il leva les yeux au ciel afin d'y
revoir, s'elevant au-dessus de la montagne de Djidgelli, l'ombre
chere qui s'eloignait de lui au moment ou Grimaud etait arrive.
Sans doute, en regardant au ciel, en reprenant son merveilleux
songe, il repassa par les memes chemins ou la vision a la fois si
terrible et si douce l'avait conduit naguere; car, apres avoir
ferme doucement les yeux; il les rouvrit et se mit a sourire: il
venait de voir Raoul qui lui souriait a son tour.
Les mains jointes sur sa poitrine, le visage tourne vers la
fenetre, baigne par l'air frais de la nuit qui apportait a son
chevet les aromes des fleurs et des bois, Athos entra pour n'en
plus sortir, dans la contemplation de ce paradis que les vivants
ne voient jamais.
Dieu voulut sans doute ouvrir a cet elu les tresors de la
beatitude eternelle, a l'heure ou les autres hommes tremblent
d'etre severement recus par le Seigneur, et se cramponnent a cette
vie
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