'aime, bien que quelques-uns se moquent de ma simplicite; le plus
grand nombre me plaint et m'estime. Personne ne se sauvegarde. Le temps
marche vite, et mon cerveau encore plus; j'ai jete la nasse, tous les
poissons y mordent. D'abord les petits, le fretin qui est avale sans qu'on
s'en apercoive, ensuite les gros, jusqu'a ce que tout y passe!
--Et que veux-tu dire avec toutes tes metaphores? dit M. Antoine en
haussant les epaules. Si tu continues a parler par figures, je vais
m'endormir. Allons, depeche, il se fait tard.
--Ce que je dis est bien clair, reprit le paysan. Une fois que j'ai ruine
toutes les petites industries qui me faisaient concurrence, je deviens un
seigneur plus puissant que ne l'etaient vos peres avant la revolution,
monsieur Antoine! Je gouverne au-dessus des lois, et, tandis que pour la
moindre peccadille je fais coffrer un pauvre diable, je me permets tout ce
qui me plait et m'accommode. Je prends le bien d'un chacun (filles et
femmes par-dessus le marche, si c'est mon gout), je suis le maitre des
affaires et des subsistances de tout un departement. Par mon talent, j'ai
mis les denrees un peu au rabais; mais, quand tout est dans mes mains,
j'eleve les prix a ma guise, et des que je peux le faire sans danger,
j'accapare et j'affame. Et puis, c'est peu de chose que tuer la
concurrence: je deviens bientot le maitre de l'argent qui est la clef de
tout. Je fais la banque en dessous main, en petit et en grand; je rends
tant de services, que je suis le creancier de tout le monde, et que tout le
monde m'appartient. On s'apercoit qu'on ne m'aime plus, mais on voit qu'il
faut me craindre, et les plus puissants eux-memes me menagent, tandis que
les petits tremblent et soupirent autour de moi. Cependant, comme j'ai de
l'esprit et de la science, je fais le grand de temps a autre. Je sauve
quelques familles, je concours a quelque etablissement de charite. C'est
une maniere de graisser la roue de ma fortune, qui n'en court que plus
vite: car on en revient a m'aimer un peu. Je ne passe plus pour bon et
niais, mais pour juste et grand. Depuis le prefet du departement jusqu'au
cure du village, et depuis le cure jusqu'au mendiant, tout est dans le
creux de ma main; mais tout le pays souffre et nul n'en voit la cause.
Aucune autre fortune que la mienne ne s'elevera, et toute petite condition
sera amoindrie, parce que j'aurai tari toutes les sources d'aisance,
j'aurai fait rencherir les denrees necessaires et baisser
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