ue pas une cheville chez vous sans que vous l'ayez mesuree. Je serais
donc un manoeuvre, travaillant a la corvee comme defunt mon pere
travaillait pour les abbes de Gargilesse? Non, Dieu me punisse! je ne
vendrai pas mon ame a un travail aussi ennuyeux et aussi bete. Encore si
vous donniez mon jour de recreation et de dedommagement, pour contenter mes
anciennes pratiques et moi-meme! mais rien!
--Non, rien, dit M. Cardonnet irrite; car l'amour-propre d'artiste
commencait a etre en jeu de part et d'autre. Va-t'en, je ne veux pas de
toi; prends ce napoleon, et va te faire pendre ailleurs.
--On ne pond plus, Monsieur, repondit Jean en jetant la piece d'or par
terre, et quand meme ca se ferait encore, je ne serais pas le premier
honnete homme qui aurait passe par les mains du bourreau.
--Emile, dit M. Cardonnet des qu'il fut sorti, faites monter ici le garde
champetre, cet homme qui est la sur le perron avec une petite fourche de
fer a la main.
--Mon Dieu! que voulez-vous faire? dit Emile effraye.
--Ramener cet homme a la raison, a la bonne conduite, au travail, a la
securite, au bonheur. Quand il aura passe une nuit en prison, il sera plus
traitable, et il me benira un jour de l'avoir delivre de son demon
interieur.
--Mais, mon pere, attenter a la liberte individuelle ... Vous ne le pouvez
pas ...
--Je suis maire depuis ce matin, et mon devoir est de faire saisir les
vagabonds. Obeissez, Emile, ou j'y vais moi-meme."
Emile hesitait encore. M. Cardonnet, incapable de supporter l'ombre de la
resistance, le poussa brusquement de devant la porte et alla, en sa qualite
de premier magistrat du lieu, donner ordre au garde champetre d'arreter
Jean Jappeloup, natif de Gargilesse, charpentier de profession, et
actuellement sans domicile avoue.
Cette mission repugnait beaucoup au fonctionnaire rustique, et M. Cardonnet
lut son hesitation sur sa figure. "Caillaud, dit l'industriel d'un ton
absolu, ta destitution avant huit jours, ou vingt francs de
recompense!--Suffit, Monsieur, repondit Caillaud." Et brandissant sa pique,
il partit d'un pas degage.
Il rejoignit le fugitif a deux portees de fusil du village, ce qui ne fut
pas difficile, car ce dernier s'en allait lentement, la tete penchee sur sa
poitrine et absorbe dans une meditation douloureuse. "Sans ma mauvaise
tete, se disait-il, je serais a present sur le chemin du repos et du
bien-etre, au lieu qu'il me faut reprendre le collier de misere, errer
comme un
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