ne toise de glacis de plus mettrait ce ruisseau a la raison une fois
pour toutes; mais son visage bleme et ses dents serrees en parlant
annoncaient une rage interieure, plus penible avoir que toutes les
exclamations des autres a entendre.
Le diner fut morne et glacial. Vingt fois interrompu, M. Cardonnet se leva
vingt fois de table pour aller donner des ordres; et comme madame Cardonnet
le traitait avec un respect sans bornes, on remportait les plats pour les
tenir chauds, on les rapportait trop cuits: il les trouvait detestables; sa
femme palissait et rougissait tour a tour, allait elle-meme a l'office, se
donnait mille soins, partagee entre le desir d'attendre son mari et de ne
pas faire attendre son fils, qui trouvait qu'on dinait bien mal et bien
longtemps dans ce riche menage.
On sortit de table si tard, et les gues de riviere etaient encore si peu
praticables dans l'obscurite, qu'Emile dut renoncer a se rendre a
Chateaubrun, comme il en avait eu le projet. Il avait raconte comment il y
avait ete accueilli.
"Oh, j'irai leur faire une visite de remerciements! s'etait ecrie madame
Cardonnet. Mais son mari avait ajoute:--Vous pouvez bien vous en dispenser.
Je ne me soucie pas que vous m'attiriez la societe de ce vieil ivrogne, qui
vit de pair a compagnon avec les paysans, et qui se griserait dans ma
cuisine avec mes ouvriers.
--Sa fille est charmante, dit timidement madame Cardonnet.
--Sa fille! reprit le maitre avec hauteur. Quelle fille? celle qu'il a eue
de sa servante?
--Il l'a reconnue.
--Il a bien fait, car la vieille Janille serait fort embarrassee de
reconnaitre le pere de cet enfant-la. Qu'elle soit charmante ou non,
j'espere qu'Emile n'ira pas, ce soir, faire une pareille course. Le temps
est sombre et les chemins sont mauvais.
--Oh! non, s'ecria madame Cardonnet, il n'ira pas ce soir: mon cher enfant
ne voudra pas me faire un pareil chagrin. Demain, au jour, si la riviere
est tout a fait rentree dans son lit, a la bonne heure!
--Eh bien, demain, repondit Emile, tres contrarie, mais soumis a sa mere;
car il est bien certain que je dois une visite de remerciement pour
l'affectueuse hospitalite que j'ai recue.
--Vous la devez certainement, dit M. Cardonnet; mais la se borneront,
j'espere, vos relations avec cette famille, qu'il ne me convient pas de
frequenter. Ne faites pas votre visite trop longue: c'est demain soir que
j'ai l'intention de causer avec vous, Emile."
Des la pointe du jo
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