eux qui se hasardaient vers le courant avec resolution. Emile reussit
a les en detourner, leur criant, non sans beaucoup de paroles perdues et
maintes fois repetees, qu'il etait en surete, qu'il fallait attendre encore
pour venir a lui, et que le plus presse etait de delivrer les ouvriers
prisonniers dans l'usine. Tout se fit comme il le souhaitait, et quand il
n'y eut plus a trembler pour personne, il descendit de l'arbre, se mit a
l'eau jusqu'a la ceinture, et s'avanca a la rencontre du radeau, soulevant
dans ses bras le petit Charasson et l'aidant a ne pas perdre pied. Trois
heures apres le passage de la trombe, Emile et son guide etaient aupres
d'un bon feu, madame Cardonnet couvrait son fils de caresses et de larmes,
et le page de Chateaubrun, choye comme lui-meme, racontait avec emphase le
peril qu'ils avaient surmonte.
Emile adorait sa mere. C'etait encore la plus ardente affection de sa vie.
Il ne l'avait pas vue depuis l'epoque des vacances, qu'ils avaient passees
ensemble a Paris, loin de la contrainte assidue et sechement reprimandeuse
de leur commun maitre, M. Cardonnet. Tous deux souffraient du joug qui
pesait sur eux, et s'entendaient sur ce point sans jamais se l'etre avoue.
Douce, aimante et faible, madame Cardonnet sentait que son fils avait dans
l'esprit une bonne partie de l'energie et de la fermete de son epoux, avec
un coeur genereux et sensible qui lui preparait de grands chagrins, lorsque
ces deux caracteres fortement trempes viendraient a se heurter sur les
points ou leurs sentiments differeraient. Aussi, avait-elle devore tous les
chagrins de sa vie, attentive a n'en jamais rien reveler a ce fils, qui
etait son unique bonheur et sa plus chere consolation. Sans etre bien
penetree du droit que son mari avait de la froisser et de l'opprimer sans
relache, elle avait toujours paru accepter sa situation comme une loi de la
nature et un precepte religieux. L'obeissance passive, prechee ainsi
d'exemple, etait donc devenue une habitude d'instinct chez le jeune Emile,
et s'il en eut ete autrement, il y avait deja longtemps que le raisonnement
l'eut conduit a s'y soustraire. Mais en voyant tout plier au moindre signe
de la volonte paternelle, et sa mere la premiere, il n'avait pas encore
songe que cela put et dut etre autrement. Cependant le poids de
l'atmosphere despotique ou il avait vecu, l'avait, des son enfance, porte a
une sorte de melancolie et de souffrance sans nom, dont il lui arrivait
rarement de
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