r naitre mon pere, et je gage bien qu'il verra naitre mes
petits-enfants. Ne serait-ce pas un meurtre d'abattre un tel patriarche?
Voila un coignassier qui ne rapporte qu'une douzaine de coings chaque
annee. C'est peu pour sa taille; mais les fruits sont gros comme ma tete et
jaunes comme de l'or pur: et quel parfum, Monsieur! Vous les verrez a
l'automne! Tenez, voila un cerisier qui n'est pas mal garni. Oui-da, les
vieux sont encore bons a quelque chose, que vous en semble? Il ne s'agit
que de savoir tailler les arbres comme il convient. Un horticulteur
systematique vous dirait qu'il faut arreter tout ce developpement des
branches, elaguer, rogner, afin de contraindre la seve a se convertir en
bourgeons. Mais quand on est vieux soi-meme, on a l'experience qui vous
conseille autrement. Quand l'arbre a fruit a vecu cinquante ans sacrifie au
rapport, il faut lui donner de la liberte, et le remettre pour quelques
annees aux soins de la nature. Alors il se fait pour lui une seconde
jeunesse: il pousse en rameaux et en feuillage; cela le repose. Et quand,
au lieu d'un squelette ramasse, il est redevenu par la cime un arbre
veritable, il vous remercie et vous recompense en fructifiant a souhait.
Par exemple, voici une grosse branche qui parait de trop, ajouta-t-il en
ouvrant sa serpette. Eh bien, elle sera respectee: une amputation aussi
considerable epuiserait l'arbre. Dans les vieux corps le sang ne se
renouvelle plus assez vite pour supporter les operations que peut subir la
jeunesse. Il en est de meme pour les vegetaux. Je vais seulement oter le
bois mort, gratter la mousse et rafraichir les extremites. Voyez, c'est
bien simple."
Le serieux naif avec lequel M. de Chateaubrun se plongeait tout entier dans
ces innocentes occupations touchait Emile, et lui offrait a chaque instant
un contraste avec ce qui se passait chez lui, a propos des memes choses.
Tandis qu'un jardinier largement retribue et deux aides, occupes du matin a
la nuit, ne suffisaient pas a rendre assez propre et assez brillant le
jardin de sa mere, tandis qu'elle se tourmentait pour un bouton de rose
avorte ou pour une greffe de contrebande, M. Antoine etait heureux de la
fiere sauvagerie de ses _eleves_, et rien ne lui paraissait plus fecond et
plus genereux que le voeu de la nature. Cet antique verger, avec son gazon
fin et doux, taille par la dent laborieuse de quelques patientes brebis
abandonnees la sans chien et sans berger, avec ses robustes caprices d
|