it laisse impressionner dans son
oeuvre par les menaces du present ou les promesses de l'avenir. C'etait,
d'ailleurs, le temps de dire tout ce qu'on pensait, tout ce qu'on croyait.
On le devait, parce qu'on le pouvait. La guerre sociale ne paraissant pas
imminente, la monarchie, ne faisant aucune concession aux besoins du
peuple, semblait de force a braver plus longtemps qu'elle ne l'a fait le
courant des idees.
Ces idees dont ne s'epouvantaient encore qu'un petit nombre d'esprits
conservateurs, n'avaient encore reellement germe que dans un petit nombre
d'esprits attentifs et laborieux. Le pouvoir, du moment qu'elles ne
revetaient aucune application d'actualite politique, s'inquietait assez peu
des theories, et laissait chacun faire la sienne, emettre son reve,
construire innocemment la cite future au coin de son feu, dans le jardin de
son imagination.
Les journaux conservateurs devenaient donc l'asile des romans socialistes.
Eugene Sue publia les siens dans _les Debats_ et dans _le Constitutionnel_.
Je publiai les miens dans _le Constitutionnel_, et dans _l'Epoque_. A peu
pres dans le meme temps, _le National_ courait sus avec ardeur aux
ecrivains socialistes dans son feuilleton, et les accablait d'injures
tres-acres ou de moqueries fort spirituelles.
_L'Epoque_, journal qui vecut peu, mais, qui debuta par rencherir sur tous
les journaux conservateurs et absolutistes du moment, fut donc le cadre ou
j'eus la liberte absolue de publier un roman socialiste. Sur tous les murs
de Paris on afficha en grosses lettres: _Lisez l'Epoque! Lisez le Peche de
monsieur Antoine!_
L'annee suivante, comme nous errions dans les landes de Crozant et dans les
ruines de Chateaubrun, theatre agreste ou s'etait plu ma fiction, un
Parisien de nos amis criait facetieusement aux pasteurs a demi sauvages de
ces solitudes _Avez-vous lu l'Epoque? Avez-vous lu le Peche de monsieur
Antoine?_ Et, en les voyant fuir epouvantes de ces incomprehensibles
paroles, il nous disait en riant: "Comme on voit bien que les romans
socialistes montent la tete aux habitants des campagnes!..."
Une vieille femme, assez belle diseuse, vint a Chateaubrun me faire une
scene de reproches, parce que j'avais fait sur elle et sur son maitre un
livre _plein de menteries_. Elle croyait que j'avais voulu mettre en scene
le proprietaire du chateau et elle-meme. Elle avait entendu parler du
livre. On lui avait dit qu'il n'y avait _pas un mot de vrai_. Il fut
impossible
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