. Combien comptez-vous jusque-la!
--Pas loin, Monsieur, si l'on voyait clair pour se conduire; mais si vous
ne connaissez pas le pays, vous en avez pour toute la nuit: car ce que vous
voyez ici n'est rien en comparaison des casse-cous que vous avez a
descendre pour passer du ravin de la Creuse a celui de la Gargilesse, et
vous y risquez la vie par-dessus le marche.
--Eh bien, l'ami, voulez-vous, pour une honnete recompense, me conduire
jusque-la?
--Nenni, Monsieur, en vous remerciant.
--Le chemin est donc bien dangereux, que vous montrez si peu d'obligeance?
--Le chemin n'est pas dangereux pour moi, qui le connais aussi bien que
vous connaissez peut-etre les rues de Paris; mais quelle raison aurais-je
de passer la nuit a me mouiller pour vous faire plaisir?
--Je n'y tiens pas, et je saurai me passer de votre secours; mais je n'ai
point reclame votre obligeance gratis: je vous ai offert ...
--Suffit! suffit! vous etes riche et je suis pauvre, mais je ne tends pas
encore la main, et j'ai des raisons pour ne pas me faire le serviteur du
premier venu ... Encore si je savais qui vous etes ...
--Vous vous mefiez de moi? dit le jeune homme, dont la curiosite etait
eveillee par le caractere hardi et fier de son compagnon. Pour vous prouver
que la mefiance est un mauvais sentiment, je vais vous payer d'avance.
Combien voulez-vous?
--Pardon, excuse, Monsieur, je ne veux rien; je n'ai ni femme ni enfants,
je n'ai besoin de rien pour le moment: d'ailleurs j'ai un ami, un bon
camarade, dont la maison n'est pas loin, et je profiterai du premier
_eclairci_ pour y aller souper et dormir a couvert. Pourquoi me
priverais-je de cela pour vous? Voyons, dites! est-ce parce que vous avez
un bon cheval et des habits neufs?
--Votre fierte ne me deplait pas, tant s'en faut! Mais je la trouve mal
entendue de repousser un echange de services.
--Je vous ai rendu service de tout mon pouvoir, en vous disant de ne pas
vous risquer la nuit par un temps si noir et des chemins qui, dans une
demi-heure, seront impossibles. Que voulez-vous de plus?
--Rien ... En vous demandant votre assistance, je voulais connaitre le
caractere des gens du pays, et voila tout. Je vois maintenant que leur bon
vouloir pour les etrangers se borne a des paroles.
--Pour les etrangers! s'ecria l'indigene avec un accent de tristesse et de
reproche qui frappa le voyageur. Et n'est-ce pas encore trop pour ceux qui
ne nous ont jamais fait que du mal? Alle
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