resse la beaute de la jeune fille prit une
expression que Paul ne lui avait jamais vue, qui le saisit tout entier,
lui donna une envie folle d'emporter dans ses bras ce bel oiseau sauvage
revant du colombier, pour le defendre, l'abriter dans l'amour sur d'un
honnete homme.
Elle, sans le regarder, continuait:
"Je ne suis pas si envolee que j'en ai l'air, allez... Demandez a ma
bonne marraine, quand elle m'a mise en pension, si je ne me tenais pas
droite a l'alignement... Mais quel gachis ensuite dans ma vie... Si vous
saviez quelle jeunesse j'ai eue, quelle precoce experience m'a fane
l'esprit, quelle confusion dans mon jugement de petite fille du permis
et du defendu, de la raison et de la folie. L'art seul, celebre,
discute, restait debout dans tout cela, et je me suis refugiee en lui...
C'est peut-etre pourquoi je ne serai jamais qu'une artiste, une femme
en dehors des autres, une pauvre amazone au coeur prisonnier dans sa
cuirasse de fer, lancee dans le combat comme un homme et condamnee a
vivre et a mourir en homme."
Pourquoi ne lui dit-il pas alors:
"Belle guerriere, laissez la vos armes, revetez la robe flottante et les
graces du gynecee. Je vous aime, je vous supplie, epousez-moi pour etre
heureuse et pour me rendre heureux aussi.
Ah! voila. Il avait peur que l'autre, vous savez bien, celui qui
devait venir diner ce soir et qui restait entre eux malgre l'absence,
l'entendit parler ainsi et fut en droit de le railler ou de le plaindre
pour ce bel elan.
"En tout cas, je jure bien une chose, reprit-elle, c'est que si jamais
j'ai une fille, je tacherai d'en faire une vraie femme et non pas une
pauvre abandonnee comme je suis... Oh! tu sais, ma fee, ce n'est pas
pour toi que je dis cela... Tu as toujours ete bonne avec ton demon,
pleine de soins et de tendresses... Mais regardez-la donc comme elle est
jolie, comme elle a l'air jeune ce soir."
Animee par le repas, les lumieres, une de ces toilettes blanches dont le
reflet efface les rides, la Crenmitz renversee sur sa chaise tenait a la
hauteur de ses yeux mi-clos un verre de Chateau-Yquem venu de la cave
du Moulin-Rouge leur voisin; et sa petite frimousse rose, ses atours
flottants de pastel refletes dans le vin dore, qui leur pretait son
ardeur piquante, rappelaient l'ancienne heroine des soupers fins a la
sortie du theatre, la Crenmitz du bon temps, non pas audacieuse a la
facon des etoiles de notre opera moderne, mais inconsciente et roulee
dans son
|