l attendait de l'argent qui n'est pas
venu, et ce n'etait pas peu de chose. Pouvait-il rester ici?
Je l'ai vu, monsieur, gagner sa fortune depuis trente ans
que je le sers; je l'ai vu travailler, faire son commerce, et
[15]les ecus arriver un a un chez vous. C'est un honnete
homme, et habile; on a cruellement abuse de lui. Ces jours
derniers, j'etais encore la, et comme les ecus etaient arrives,
je les ai vus partir du logis. Votre pere a paye tout ce qu'il
a pu pendant une journee entiere; et, lorsque son secretaire
[20]a ete vide, il n'a pu s'empecher de me dire, en me montrant
un tiroir ou il ne restait que six francs: "Il y avait ici cent
mille francs ce matin!" Ce n'est pas la une banqueroute,
monsieur, ce n'est point une chose qui deshonore!
--Je ne doute pas plus de la probite de mon pere,
[25]repondit Croisilles, que de son malheur. Je ne doute pas
non plus de son affection; mais j'aurais voulu l'embrasser,
car que veux-tu que je devienne? Je ne suis point fait a
la misere, je n'ai pas l'esprit necessaire pour recommencer
ma fortune. Et quand je l'aurais? mon pere est parti.
[30]S'il a mis trente ans a s'enrichir, combien m'en faudra-t-il
pour reparer ce coup? Bien davantage. Et vivra-t-il
alors? Non sans doute; il mourra la-bas, et je ne puis pas
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meme l'y aller trouver; je ne puis le rejoindre qu'en
mourant aussi.
Tout desole qu'etait Croisilles, il avait beaucoup de
religion. Quoique son desespoir lui fit desirer la mort, il
[5]hesitait a se la donner. Des les premiers mots de cet
entretien, il s'etait appuye sur le bras de Jean, et tous deux
retournaient vers la ville. Lorsqu'ils furent entres dans
les rues, et lorsque la mer ne fut plus si proche:
--Mais, monsieur, dit encore Jean, il me semble qu'un
[10]homme de bien a le droit de vivre, et qu'un malheur ne
prouve rien. Puisque votre pere ne s'est pas tue, Dieu
merci, comment pouvez-vous songer a mourir? Puisqu'il
n'y a point de deshonneur, et toute la ville le sait, que
penserait-on de vous? Que vous n'avez pu supporter la
[15]pauvrete. Ce ne serait ni brave ni chretien; car, au fond,
qu'est-ce qui vous effraye? Il y a des gens qui naissent
pauvres, et qui n'ont jamais eu ni pere ni mere. Je sais
bien que tout le monde ne se ressemble pas, mais enfin
il n'y a rien d'impossible a Dieu. Qu'est-ce que vous feriez
[20]en pareil cas? Votre pere n'etait pas ne riche, tant s'en
faut, sans vous offenser, et c'est peut-etre ce qui le consol
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