ela son ami et son
[5]sauveur, signa aveuglement un marche a faire dresser les
cheveux sur la tete, et, des le lendemain, possesseur de quatre
cents nouveaux louis, il se dirigea derechef vers le tripot
ou il avait ete si poliment et si lestement ruine la veille.
En s'y rendant, il passa sur le port. Un vaisseau allait
[10]en sortir; le vent etait doux, l'Ocean tranquille. De
toutes parts, des negociants, des matelots, des officiers de
marine en uniforme, allaient et venaient. Des crocheteurs
transportaient d'enormes ballots pleins de marchandises.
Les passagers faisaient leurs adieux; de legeres
[15]barques flottaient de tous cotes; sur tous les visages on
lisait la crainte, l'impatience ou l'esperance; et, au milieu
de l'agitation qui l'entourait, le majestueux navire se
balancait doucement, gonflant ses voiles orgueilleuses.
--Quelle admirable chose, pensa Croisilles, que de
[20]risquer ainsi ce qu'on possede, et d'aller chercher au dela
des mers une perilleuse fortune! Quelle emotion de regarder
partir ce vaisseau charge de tant de richesses, du
bien-etre de tant de familles! Quelle joie de le voir revenir,
rapportant le double de ce qu'on lui a confie, rentrant
[25]plus fier et plus riche qu'il n'etait parti! Que ne
suis-je un de ces marchands! Que ne puis-je jouer ainsi
mes quatre cents louis! Quel tapis vert que cette mer
immense, pour y tenter hardiment le hasard! Pourquoi
n'acheterais-je pas quelques ballots de toiles ou de
[30]soieries? qui m'en empeche, puisque j'ai de l'or? Pourquoi
ce capitaine refuserait-il de se charger de mes marchandises?
Et qui sait? au lieu d'aller perdre cette pauvre et
Page 275
unique somme dans un tripot, je la doublerais, je la triplerais
peut-etre par une honnete industrie. Si Julie m'aime
veritablement, elle attendra quelques annees, et elle me
restera fidele jusqu'a ce que je puisse l'epouser. Le commerce
[5]procure quelquefois des benefices plus gros qu'on
ne pense; il ne manque pas d'exemples, en ce monde, de
fortunes rapides, surprenantes, gagnees ainsi sur ces flots
changeants; pourquoi la Providence ne benirait-elle pas
une tentative faite dans un but si louable, si digne de sa
[10]protection? Parmi ces marchands qui ont tant amasse
et qui envoient des navires aux deux bouts de la terre, plus
d'un a commence par une moindre somme que celle que
j'ai la. Ils ont prospere avec l'aide de Dieu; pourquoi ne
pourrais-je pas prosperer a mon tour? Il me semble qu'un
[1
|