ce moment, qu'a tacher de se les
procurer.
Il possedait deux cents louis comptant, plus une maison
[10]qui, comme je l'ai dit, pouvait valoir une trentaine de
mille francs. Que faire? Comment s'y prendre pour que
ces trente-quatre mille francs en devinssent tout a coup
trois cent mille? La premiere idee qui vint a l'esprit du
jeune homme fut de trouver une maniere quelconque de
[15]jouer a croix ou pile toute sa fortune; mais, pour cela, il
fallait vendre la maison. Croisilles commenca donc par
coller sur sa porte un ecriteau portant que sa maison etait
a vendre; puis, tout en revant a ce qu'il ferait de l'argent
qu'il pourrait en tirer, il attendit un acheteur.
[20]Une semaine s'ecoula, puis une autre; pas un acheteur
ne se presenta. Croisilles passait ses journees a se desoler
avec Jean, et le desespoir s'emparait de lui, lorsqu'un
brocanteur juif sonna a sa porte.
--Cette maison est a vendre, monsieur. En etes-vous
[25]le proprietaire?
--Oui, monsieur.
--Et combien vaut-elle?
--Trente mille francs, a ce que je crois; du moins je
l'ai entendu dire a mon pere.
[30]Le juif visita toutes les chambres, monta au premier,
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descendit a la cave, frappa sur les murailles, compta les
marches de l'escalier, fit tourner les portes sur leurs gonds
et les clefs dans les serrures, ouvrit et ferma les fenetres;
puis enfin, apres avoir tout bien examine, sans dire un mot
[5]et sans faire la moindre proposition, il salua Croisilles et
se retira.
Croisilles, qui, durant une heure, l'avait suivi le coeur
palpitant, ne fut pas, comme on pense, peu desappointe
de cette retraite silencieuse. Il supposa que le juif avait
[10]voulu se donner le temps de reflechir, et qu'il reviendrait
incessamment. Il l'attendit pendant huit jours, n'osant
sortir de peur de manquer sa visite, et regardant a la
fenetre du matin au soir; mais ce fut en vain: le juif ne
reparut point. Jean, fidele a son triste role de raisonneur,
[15]faisait, comme on dit, de la morale a son maitre, pour le
dissuader de vendre sa maison d'une maniere si precipitee
et dans un but si extravagant. Mourant d'impatience,
d'ennui et d'amour, Croisilles prit un matin ses deux cents
louis et sortit, resolu a tenter la fortune avec cette somme,
[20]puisqu'il n'en pouvait avoir davantage.
Les tripots, dans ce temps-la, n'etaient pas publics, et
l'on n'avait pas encore invente ce raffinement de civilisation
qui permet au premier venu de se ruiner a
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