rancs. Cette pensee la fit sourire; un projet bizarre,
hardi, tout feminin, presque aussi fou que Croisilles lui-meme,
lui traversa l'esprit; elle berca quelque temps son
[10]idee dans sa tete, puis se decida a l'executer.
Elle commenca par s'enquerir si Croisilles n'avait pas
quelque parent ou quelque ami; la femme de chambre
fut mise en campagne. Tout bien examine, on decouvrit,
au quatrieme etage d'une vieille maison, une tante a demi
[15]percluse, qui ne bougeait jamais de son fauteuil, et qui
n'etait pas sortie depuis quatre ou cinq ans. Cette pauvre
femme, fort agee, semblait avoir ete mise ou plutot laissee
au monde comme un echantillon des miseres humaines.
Aveugle, goutteuse, presque sourde, elle vivait seule dans
[20]un grenier; mais une gaiete plus forte que le malheur et
la maladie la soutenait a quatre-vingts ans et lui faisait
encore aimer la vie; ses voisins ne passaient jamais devant
sa porte sans entrer chez elle, et les airs surannes qu'elle
fredonnait egayaient toutes les filles du quartier. Elle
[25]possedait une petite rente viagere qui suffisait a
l'entretenir; tant que durait le jour, elle tricotait; pour le reste,
elle ne savait pas ce qui s'etait passe depuis la mort de
Louis XIV.
Ce fut chez cette respectable personne que Julie se fit
[30]conduire en secret. Elle se mit pour cela dans tous ses
atours; plumes, dentelles, rubans, diamants, rien ne fut
epargne: elle voulait seduire; mais sa vraie beaute en cette
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circonstance fut le caprice qui l'entrainait. Elle monta
l'escalier raide et obscur qui menait chez la bonne dame,..
et, apres le salut le plus gracieux, elle parla a peu pres
ainsi:
[5]--Vous avez, madame, un neveu nomme Croisilles, qui
m'aime et qui a demande ma main; je l'aime aussi et
voudrais l'epouser; mais mon pere, M. Godeau, fermier
general de cette ville, refuse de nous marier, parce que
votre neveu n'est pas riche. Je ne voudrais pour rien au
[10]monde etre l'occasion d'un scandale, ni causer de la peine
a personne; je ne saurais donc avoir la pensee de disposer
de moi sans le consentement de ma famille. Je viens vous
demander une grace que je vous supplie de m'accorder; il
faudrait que vous vinssiez vous-meme proposer ce mariage
[15]a mon pere. J'ai, grace a Dieu, une petite fortune qui est
toute a votre service; vous prendrez, quand il vous plaira,
cinq cent mille francs chez mon notaire, vous direz que
cette somme appartient a votre neveu, et elle lu
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