it sortir un domestique. Le hasard, qui
sert toujours les amoureux en cachette, quand il le peut
sans se compromettre, voulut que la femme de chambre
[10]de mademoiselle Julie etait resolu ce jour-la de faire
emplette d'un bonnet. Elle se rendait chez la marchande de
modes, lorsque Croisilles l'aborda, lui glissa un louis dans
la main, et la pria de se charger de sa lettre. Le marche
fut bientot conclu; la servante prit l'argent pour payer son
[15]bonnet, et promit de faire la commission par reconnaissance.
Croisilles, plein de joie, revint a sa maison et
s'assit devant sa porte, attendant la reponse.
Avant de parler de cette reponse, il faut dire un mot de
mademoiselle Godeau. Elle n'etait pas tout a fait exempte
[20]de la vanite de son pere, mais son bon naturel y remediait.
Elle etait, dans la force du terme, ce qu'on nomme
un enfant gate. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais
on ne la voyait tenir une aiguille; elle passait les journees
a sa toilette, et les soirees sur un sofa, n'ayant pas l'air
[25]d'entendre la conversation. Pour ce qui regardait sa
parure, elle etait prodigieusement coquette, et son propre
visage etait a coup sur ce qu'elle avait le plus considere en
ce monde. Un pli a sa collerette, une tache d'encre a son
doigt, l'auraient desolee; aussi, quand sa robe lui plaisait,
[30]rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur
sa glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait
ni gout ni aversion pour les plaisirs qu'aiment ordinairement
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les jeunes filles; elle allait volontiers au bal, et elle
y renoncait sans humeur, quelquefois sans motif; le
spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement.
Quand son pere, qui l'adorait, lui proposait de lui
[5]faire quelque cadeau a son choix, elle etait une heure a
se decider, ne pouvant se trouver un desir. Quand M.
Godeau recevait ou donnait a diner, il arrivait que Julie
ne paraissait pas au salon: elle passait la soiree, pendant
ce temps-la, seule dans sa chambre, en grande toilette, a
[10]se promener de long en large, son eventail a la main. Si
on lui adressait un compliment, elle detournait la tete, et
si on tentait de lui faire la cour, elle ne repondait que par
un regard a la fois si brillant et si serieux, qu'elle
deconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne l'avait fait
[15]rire; jamais un air d'opera, une tirade de tragedie, ne
l'avaient emue; jamais, enfin, son coeur n'avait donne
signe de vie,
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