a cinq ou six volumes, sur des sujets
tres differents, qui n'ont pour lien commun qu'un meme esprit general.
Montesquieu a fait ainsi; mais de ces cinq ou six volumes il a forme un
livre unique auquel il a donne un seul titre.
Ce livre s'appelle l'_Esprit des Lois_; il devrait s'appeler tout
simplement _Montesquieu_. Il est comme une vie, il n'a pas de plan, mais
seulement une direction generale; il est comme un esprit, il n'a pas de
systeme, mais seulement une tendance constante; et tendance constante et
direction generale suffisent comme ligne centrale d'un esprit bien fait
et d'une vie bien faite. Dirai-je que, comme une vie humaine, a la
prendre a partir de la jeunesse, il a, en ses commencements, le ton
ferme et decide, les vues d'ensemble un peu imperieuses, les mots
hautains qui sentent la force[32], les generalisations ambitieuses; plus
tard, les etudes de detail, les investigations minutieuses: plus tard
encore certaines traces d'affaiblissement, d'insuffisante clarte
dans beaucoup de science, de dessein general perdu, oublie, ou moins
passionnement poursuivi?
[Note 32: "Tout cede a mes principes."--"J'ai pose les principes et
j'ai vu les cas particuliers s'y plier comme d'eux-memes."]
Nous y retrouverons tout Montesquieu, tous les Montesquieu que nous
connaissons. D'abord, et disons-le vite pour n'y pas revenir, le bel
esprit de la Regence, l'homme de la philosophie en madrigaux et des
grands sujets en style de ruelle. Celui-ci peu marque, mais reparaissant
de temps a autre. S'il y a deja de l'_Esprit des Lois_ dans les _Lettres
Persanes_, il y a encore des _Lettres Persanes_ dans l'_Esprit
des Lois_. Tel chapitre se termine par une pointe galante, telle
consideration sur les moeurs d'Orient par un compliment epigrammatique
aux dames d'Occident qui, "reserves aux plaisirs d'un seul, servent
encore a l'amusement de tous".--L'homme du bel air n'a pas disparu.
Nous retrouvons encore, et plus accuse, se surveillant moins, le
voyageur curieux, le grand collectionneur d'anecdotes des deux mondes.
Il est fureteur. Souvent on desirerait qu'il ne quittat point une grande
verite encore mal eclaircie a nos faibles yeux, pour rapporter une
particularite sur le roi Aribas, ou tel cas etrange de polygamie a la
cote de Malabar. Il y a beaucoup trop de rois Aribas dans ce livre
compose de notes patiemment accumulees. Montesquieu, si bien fait pour
les grands sujets, nous apparait souvent comme un savant de La Bruyere.
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