. C'est le don de vivre d'une infinite de vies etrangeres,
quelquefois d'une maniere plus pleine et plus intense que ceux qui les
ont vecues, et avec cette clarte de conscience, que ne peut avoir que
celui qui est assez fort pour se detacher et s'abstraire, et regarder en
etranger sa propre ame; ou assez fort, en sens inverse, pour entrer
dans une ame etrangere et la contempler de pres, comme chose a la fois
familiere et dont on sait ne pas dependre.
Et comme c'est une vie de penseur qui est dans ce livre, aussi faut-il
le lire comme il a ete ecrit, le quitter, y revenir, y sejourner,
le laisser pour le reprendre, le repandre par fragments dans sa vie
intellectuelle. Chaque page laisse un germe la ou elle tombe. Il s'est
peu soucie de donner, d'un coup, une de ces fortes impressions comme en
donnent les livres qui sont construits comme des monuments. Il a seme
prodigalement et vivement des milliers d'idees, toutes fecondes en idees
nouvelles. C'est dans le foisonnement des pensees qu'il a fait naitre
chez les autres qu'il pourrait s'admirer. La beaute est dans la moisson
qui ondoie et luit au soleil; la force, l'ame, le Dieu cache etait dans
le grain.
VI
SYSTEME POLITIQUE QU'ON PEUT TIRER "DE L'ESPRIT DES LOIS."
Mais encore n'a-t-il ete que critique, que le contemporain, l'hote
et l'interprete de tous les peuples, indifferent du reste, a force
d'independance, et impartial jusqu'a etre sans opinion? Quoi! rien de
didactique dans un livre de philosophie sociale! Montesquieu n'a jamais
enseigne? Il a donne des explications de tout et n'a point donne de
lecons?--Il faut s'entendre. A le prendre comme professeur de science
politique, on le restreint, mais on ne le trahit pas. Le critique
explique toutes choses, mais au plaisir qu'il prend a en expliquer
quelques-unes, sa secrete inclination se revele. On peut comprendre
toutes choses et en preferer une. De tout grand critique on peut tirer
un corps de doctrine, en surprenant les moments ou, sans qu'il y songe,
sa facon de rendre compte est une maniere de recommander. Lorsque
Montesquieu nous dit: "Dans tel cas... tout est perdu!" on peut croire
que ce qu'il designe comme etant tout, est ce qu'il aime.
Supposons donc un eleve de Montesquieu, tres penetre de toute sa pensee,
et soucieux d'en faire un systeme, qui serait pour Montesquieu ce que
Charron fut pour Montaigne, et qui voudrait ecrire le livre de la
_Sagesse_ politique, exprimer la lecon que l'_Esprit de
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