rues
au moment du jour de l'an, et trouve moyen avec cela de s'empecher de
mourir de faim tout le reste de l'annee. Il n'y a que notre caissier qui
ne travaille pas pour le dehors. Il se croirait perdu d'honneur. C'est
un homme tres fier, qui ne se plaint jamais, et dont la seule crainte
est d'avoir l'air de manquer de linge. Ferme a clef dans son bureau, il
s'occupe du matin au soir a fabriquer des devants de chemise, des cols
et des manchettes en papier. Il est arrive a y etre d'une tres grande
adresse, et son linge toujours eblouissant fait illusion, sinon qu'au
moindre mouvement, quand il marche, quand il s'assied, ca craque sur lui
comme s'il avait une boite en carton dans l'estomac. Malheureusement
tout ce papier ne le nourrit pas; et il est maigre, il vous a une mine,
on se demande de quoi il peut vivre. Entre nous, je le soupconne de
faire quelquefois une visite a mon garde-manger. Cela lui est facile;
car, en qualite du caissier, il a le "mot" qui ouvre le coffre a secret,
et je crois que, quand j'ai le dos tourne, il fourrage un peu dans mes
nourritures.
Voila certainement un interieur de maison de banque bien extraordinaire,
bien incroyable. C'est pourtant la verite pure que je raconte, et Paris
est plein d'institutions financieres du genre de la notre. Ah! si jamais
je publie mes memoires... Mais reprenons le fil interrompu de mon recit.
En nous voyant tous reunis dans son cabinet, le directeur nous a dit
avec solennite:
"Messieurs et chers camarades, le temps des eprouves est fini... La
_Caisse territoriale_ inaugure une nouvelle phase." Sur ce, il s'est mis
a nous parler d'une superbe _combinazione_--c'est son mot favori, et il
le dit d'une facon insinuante,--une _combinazione_ dans laquelle
entrait ce fameux Nabab, dont parlent tous les journaux. La _Caisse
territoriale_ allait donc pouvoir s'acquitter envers les serviteurs
fideles, reconnaitre les devouements, se defaire des inutilites. Ceci
pour moi, j'imagine. Et enfin: "Preparez vos notes... Tous les comptes
seront soldes des demain." Par malheur, il nous a si souvent berces de
paroles mensongeres, que l'effet de son discours a ete perdu. Autrefois,
ces belles promesses prenaient toujours. A l'annonce d'une nouvelle
_combinazione_, on sautait, on pleurait de joie dans les bureaux, on
s'embrassait comme des naufrages apercevant une voile.
Chacun preparait sa note pour le lendemain, comme il nous l'avait dit.
Mais le lendemain, pas de gouverneur
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