nifester son existence autrement qu'en changeant de place
de temps en temps, mourant de soif plutot que d'approcher du buffet, et
s'en allant sans avoir dit un mot, a moins qu'il n'ait begaye une de ces
sottises egarees dont on se souvient pendant des mois et qui nous font,
la nuit, en y songeant, pousser un "ah!" de rage honteuse, la tete
cachee dans l'oreiller.
Paul de Gery etait ce martyr. La-bas dans son pays, il avait toujours
vecu fort retire pres d'une vieille tante devote et triste, jusqu'au
moment ou l'etudiant en droit, destine d'abord a une carriere dans
laquelle son pere laissait d'excellents souvenirs, s'etait vu attire
dans quelques salons de conseillers a la cour, anciennes demeures
melancoliques a trumeaux fanes ou il allait faire un quatrieme au whist
avec de venerables ombres. La soiree de Jenkins etait donc un debut pour
ce provincial, que son ignorance meme et sa souplesse meridionale firent
du premier coup observateur.
De l'endroit ou il se trouvait, il assistait au defile curieux et non
encore termine a minuit des invites de Jenkins, toute la clientele du
medecin a la mode: la fine fleur de la societe, beaucoup de politique
et de finance, des banquiers, des deputes, quelques artistes, tous les
surmenes du high life parisien, blafards, les yeux brillants, satures
d'arsenic comme des souris gourmandes, mais insatiables de poison et
de vie. Le salon ouvert, la vaste antichambre dont on avait enleve les
portes laissait voir l'escalier de l'hotel charge de fleurs sur les
cotes, ou se developpaient les longues traines dont le poids soyeux
semblait rejeter en arriere le buste decollete des femmes dans ce joli
mouvement ascensionnel qui les faisait apparaitre, peu a peu, jusqu'au
complet epanouissement de leur gloire. Les couples arrives en haut
paraissaient entrer en scene; et cela etait doublement vrai, chacun
laissant sur la derniere marche les froncements de sourcils, les plis
preoccupes, les airs excedes, ses coleres, ses tristesses, pour montrer
une physionomie satisfaite, un sourire epanoui sur l'ensemble repose
des traits. Les hommes echangeaient des poignees de mains loyales, des
effusions fraternelles; les femmes, sans rien entendre, preoccupees
d'elles-memes, avec de petits caracolements sur place, des graces
frissonnantes, des jeux de prunelles et d'epaules, murmuraient quelques
mois d'accueil.
"Merci... Oh! merci... comme vous etes bonne..."
Puis les couples se separaient, car les soir
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