de t'obstiner, tu n'en tireras jamais un sou. Viens chez
Hemerlingue. Je me charge de t'y trouver un petit coin. Tu gagneras
moins; mais tu toucheras beaucoup plus."
Je sens bien qu'il a raison, ce brave homme. Mais c'est plus fort que
moi, je ne peux pas me decider a m'en aller. Elle n'est pourtant pas
gaie, la vie que je mene ici, dans ces grandes salles froides, ou il
ne vient jamais personne, ou chacun se rencoigne sans parler... Que
voulez-vous? On se connait trop, on s'est tout dit... Encore, jusqu'a
l'annee derniere, nous avions des reunions du conseil de surveillance,
des assemblees d'actionnaires, seances orageuses et bruyantes, vraies
batailles de sauvages, dont les cris s'entendaient jusqu'a la Madeleine.
Il venait aussi, plusieurs fois la semaine, des souscripteurs indignes
de n'avoir plus jamais de nouvelles de leur argent. C'est la que notre
gouverneur etait beau. J'ai vu des gens, Monsieur, entrer dans son
cabinet comme des loups alteres de carnage, et en sortir, au bout d'un
quart d'heure, plus doux que des moutons, satisfaits, rassures, et la
poche soulagee de quelques billets de banque. Car, c'etait cela la
malice: extirper de l'argent a des malheureux qui venaient en reclamer.
Aujourd'hui, les actionnaires de la _Caisse territoriale_ ne bougent
plus. Je crois qu'ils sont tous morts, ou qu'ils se sont resignes. Le
Conseil ne se reunit jamais. Nous n'avons de seances que sur le papier;
c'est moi qui suis charge de faire un soi-disant compte rendu,--toujours
le meme,--que je recopie tous les trois mois. Nous ne verrions jamais
ame qui vive, si de loin en loin, il ne tombait du fond de la Corse
quelque souscripteur a la statue de Paoli, curieux de savoir si le
monument avance; ou encore un bon lecteur de la _Verite financiere_
disparue depuis plus de deux ans, qui vient renouveler son abonnement
d'un air timide, et demande, si c'est possible, un peu plus de
regularite dans les envois. Il y a des confiances que rien n'ebranle.
Alors, quand un de ces innocents tombe au milieu de notre bande affamee,
c'est quelque chose de terrible. On l'entoure, on l'enlace, on tache de
l'intercaler sur une de nos listes, et, en cas de resistance, s'il ne
veut souscrire ni au monument de Paoli, ni aux chemins de Fer Corses,
ces messieurs lui font ce qu'ils appellent,--ma plume rougit de
l'ecrire,--ce qu'ils appellent, dis-je, "le coup du camionneur."
Voici ce que c'est; nous avons toujours au bureau un paquet prepare
d'a
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