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t jamais un mot de ses filles. Jaloux de leurs graces
comme un dragon gardant de belles princesses dans une tour, excite par
les imaginations fantastiques de sa tendresse excessive, il repondait
assez sechement aux questions de son eleve s'informant de ces
"demoiselles," si bien que le jeune homme ne lui en parla plus. Il
s'etonnait seulement de ne pas voir une fois cette Bonne Maman dont
le nom revenait a propos de tout dans les discours de M. Joyeuse, les
moindres details de son existence, planant sur la maison comme l'embleme
de sa parfaite ordonnance et de son calme.
Tant de reserve, de la part d'une venerable dame qui devait pourtant
avoir passe l'age ou les entreprises des jeunes gens sont a craindre,
lui semblait exageree. Mais, en somme les lecons etaient bonnes, donnees
d'une facon tres claire, le professeur avait une methode excellente de
demonstration, un seul defaut, celui de s'absorber dans des silences
coupes de soubresauts, d'interjections qui partaient comme des fusees.
En dehors de cela, le meilleur des maitres, intelligent, patient et
droit. Paul apprenait a se retrouver dans le labyrinthe complique des
livres de commerce et se resignait a n'en pas demander davantage.
Un soir, vers neuf heures, au moment ou le jeune homme se levait pour
partir, M. Joyeuse lui demanda s'il voulait bien lui faire l'honneur de
prendre une tasse de the en famille, une habitude du temps de la pauvre
madame Joyeuse, nee de Saint-Amand, qui recevait autrefois ses amis le
jeudi. Depuis qu'elle etait morte et que leur position de fortune avait
change, les amis s'etaient disperses; mais on avait maintenu ce petit
"extra hebdomadaire." Paul ayant accepte, le bonhomme entr'ouvrit la
porte et appela:
"Bonne Maman..."
Un pas alerte dans le couloir, et, tout de suite, un visage de vingt
ans, nimbe de cheveux bruns, abondants et legers, fit son apparition. De
Gery, stupefait, regarda M. Joyeuse:
"Bonne Maman?
--Oui, c'est un nom que nous lui avons donne quand elle etait petite
fille. Avec son bonnet a ruches, son autorite d'ainee, elle avait
une drole de petite figure, si raisonnable... Nous trouvions qu'elle
ressemblait a sa grand'-mere. Le nom lui en est reste."
Au ton du brave homme en parlant ainsi, on sentait que pour lui c'etait
la chose la plus naturelle que cette appellation de grand parent
decernee a tant de jeunesse attrayante. Chacun pensait comme lui dans
l'entourage; et les autres demoiselles Joyeuse accour
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