iece, tenant toujours a la main son
chapeau, inventoriant les objets d'un regard, marchant a la facon d'un
sacristain dans une eglise.
Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hatait le repas.
Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle a manger demeublee,
en criant: "Venez tous par ici une minute." Les douze invites se
precipiterent et apercurent douze verres de madere en couronne sur un
gueridon.
Rose et son mari se tenaient par la taille, s'embrassaient deja dans
les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l'oeil, poursuivi sans
doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, meme
vieux et laids, aupres des femmes galantes, comme si elles devaient par
metier, par obligation professionnelle, un peu d'elles a tous les males.
Puis on se mit a table, et le repas commenca. Les parents occupaient un
bout, les jeunes gens tout l'autre bout. Mme Touchard la mere presidait
a droite, la jeune mariee presidait a gauche. Anna s'occupait de tous et
de chacun, veillait a ce que les verres fussent toujours pleins et les
assiettes toujours garnies. Une certaine gene respectueuse, une certaine
intimidation devant la richesse du logis et la solennite du service
paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne
rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans
une atmosphere trop distinguee, cela genait. Mme Touchard, la mere, qui
aimait rire, tachait d'animer la situation; et, comme on arrivait au
dessert, elle cria: "Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose."
Son fils passait dans sa rue pour posseder une des plus jolies voix du
Havre.
Le marie aussitot se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-soeur,
par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de
circonstance, de grave, de comme il faut, qu'il jugeait en harmonie avec
le serieux du diner.
Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour ecouter. Tous
les visages devinrent attentifs et vaguement souriants.
Le chanteur annonca "Le pain maudit", et arrondissant le bras droit, ce
qui fit remonter son habit dans son cou, il commenca:
Il est un pain beni qu'a la terre econome
Il nous faut arracher d'un bras victorieux.
C'est le pain du travail, celui que l'honnete homme,
Le soir, a ses enfants, apporte tout joyeux.
Mais il en est un autre, a mine tentatrice,
Pain maudit que l'Enfer pour nous damner sema _(bis)_
Enfants, n'y touchez pas, car c'est le
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