toutes les
bouteilles; puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti,
rouge, secoue par des hoquets, l'esprit trouble et la bouche
grasse, il deboutonna son uniforme pour souffler, incapable
[20]d'ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses
idees s'engourdissaient; il posa son front pesant dans ses
bras croises sur la table, et il perdit doucement la notion
des choses et des faits.
Le dernier croissant eclairait vaguement l'horizon au-dessus
[25]des arbres du parc. C'etait l'heure froide qui
precede le jour.
Des ombres glissaient dans les fourres, nombreuses et
muettes; et parfois, un rayon de lune faisait reluire dans
l'ombre une pointe d'acier.
[30]Le chateau tranquille dressait sa grande silhouette noire.
Deux fenetres seules brillaient encore au rez-de-chaussee.
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Soudain, une voix tonnante hurla:
--En avant! nom d'un nom! a l'assaut! mes enfants!
Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les
vitres s'enfoncerent sous un flot d'hommes qui s'elanca,
[5]brisa, creva tout, envahit la maison. En un instant cinquante
soldats armes jusqu'aux cheveux, bondirent dans
la cuisine ou reposait pacifiquement Walter Schnaffs, et,
lui posant sur la poitrine cinquante fusils charges, le culbuterent,
le roulerent, le saisirent, le lierent des pieds a la
[10]tete.
Il haletait d'ahurissement, trop abruti pour comprendre,
battu, crosse et fou de peur.
Et tout d'un coup, un gros militaire chamarre d'or lui
planta son pied sur le ventre en vociferant:
[15]--Vous etes mon prisonnier, rendez-vous!
Le Prussien n'entendit que ce seul mot "prisonnier," et
il gemit: "_ya, ya, ya_."
Il fut releve, ficele sur une chaise, et examine avec une
vive curiosite par ses vainqueurs qui soufflaient comme des
[20]baleines. Plusieurs s'assirent, n'en pouvant plus d'emotion
et de fatigue.
Il souriait, lui, il souriait maintenant, sur d'etre enfin
prisonnier!
Un autre officier entra et prononca:
[25]--Mon colonel, les ennemis se sont enfuis; plusieurs
semblent avoir ete blesses. Nous restons maitres de la
place.
Le gros militaire qui s'essuyait le front vocifera:
"Victoire!"
Et il ecrivit sur un petit agenda de commerce tire de sa
[30]poche:
"Apres une lutte acharnee, les Prussiens ont du battre
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en retraite, emportant leurs morts et leurs blesses, qu'on
evalue a cinquante hommes hors"
Le jeune officier reprit:
[5]--Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel
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