mer, on l'empilait en des barils de sel.
Il demanda: "J'pourrions t'y point l'mettre dans la
saumure?"
--Ca, c'est vrai, declarerent les autres.
Alors on vida un des barils, plein deja de la peche des
[15]jours derniers; et, tout au fond, on deposa le bras. On
versa du sel dessus, puis on replaca, un a un, les poissons.
Un des matelots fit cette plaisanterie: "Pourvu que je
l'vendions point a la criee."
Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.
[20]Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue
de Boulogne jusqu'au lendemain dix heures. Le blesse
continuait sans cesse a jeter de l'eau sur sa plaie.
De temps en temps il se levait et marchait d'un bout a
l'autre du bateau.
[25]Son frere, qui tenait la barre, le suivait de l'oeil en
hochant la tete.
On finit par rentrer au port.
Le medecin examina la blessure et la declara en bonne
voie. Il fit un pansement complet et ordonna le repos.
[30]Mais Javel ne voulut pas se coucher sans avoir repris son
bras, et il retourna bien vite au port pour retrouver le
baril qu'il avait marque d'une croix.
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On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien
conserve dans la saumure, ride, rafraichi. Il l'enveloppa
dans une serviette emportee a cette intention et rentra
chez lui.
[5]Sa femme et ses enfants examinerent longuement ce
debris du pere, tatant les doigts, enlevant les brins de sel
restes sous les ongles; puis on fit venir le menuisier pour
un petit cercueil.
Le lendemain l'equipage complet du chalutier suivit
[10]l'enterrement du bras detache. Les deux freres, cote a
cote, conduisaient le deuil. Le sacristain de paroisse
tenait son cadavre sous son aisselle.
Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit
emploi dans le port, et, quand il parlait plus tard de son
[15]accident, il confiait tout bas a son auditeur: "Si le frere
avait voulu couper le chalut, j'aurais encore mon bras,
pour sur. Mais il etait regardant a son bien."
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LES PRISONNIERS
Aucun bruit dans la foret que le fremissement leger de
la neige tombant sur les arbres. Elle tombait depuis midi,
une petite neige fine qui poudrait les branches d'une
mousse glacee qui jetait sur les feuilles mortes des fourres
[5]un leger toit d'argent, etendait par les chemins un immense
tapis moelleux et blanc, et qui epaississait le silence illimite
de cet ocean d'arbres.
Devant la porte de la maison forestiere, une jeune
femme, les bras nus, cassait d
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