ut autour de
lui, tout s'effaca: et il restait les yeux fixes sur cette figure
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rose et bouffie; et peu a peu, la chaleur du petit corps, a
travers les langes et le drap de la soutane, lui gagnait les
jambes, le penetrait comme une caresse tres legere, tres
bonne, tres chaste, une caresse delicieuse qui lui mettait
[5]des larmes aux yeux.
Le bruit des mangeurs devenait effrayant. L'enfant,
agace par ces clameurs, se mit a pleurer.
Une voix s'ecria:
--Dis donc, l'abbe, donne-lui a teter.
[10]Et une explosion de rires secoua la salle. Mais la mere
s'etait levee; elle prit son fils et l'emporta dans la chambre
voisine. Elle revint au bout de quelques minutes en declarant
qu'il dormait tranquillement dans son berceau.
Et le repas continua. Hommes et femmes sortaient de
[15]temps en temps dans la cour, puis rentraient se mettre a
table. Les viandes, les legumes, le cidre et le vin s'engouffraient
dans les bouches, gonflaient les ventres, allumaient
les yeux, faisaient delirer les esprits.
La nuit tombait quand on prit le cafe. Depuis
[20]long-temps le pretre avait disparu, sans qu'on s'etonnat de son
absence.
La jeune mere enfin se leva pour aller voir si le petit
dormait toujours. Il faisait sombre a present: Elle penetra
dans la chambre a tatons; et elle avancait les bras
[25]etendus, pour ne point heurter de meuble. Mais un bruit
singulier l'arreta net; et elle ressortit effaree, sure d'avoir
entendu remuer quelqu'un. Elle rentra dans la salle, fort
pale, tremblante, et raconta la chose. Tous les hommes
se leverent en tumulte, gris et menacants; et le pere, une
[30]lampe a la main, s'elanca.
L'abbe, a genoux pres du berceau, sanglotait, le front
sur l'oreiller ou reposait la tete de l'enfant.
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TOlNE
I
On le connaissait a dix lieues aux environs le pere Toine,
le gros Toine, Toine-ma-Fine, Antoine Macheble, dit
Brulot, le cabaretier de Tournevent.
Il avait rendu celebre le hameau enfonce dans un pli
[5]du vallon qui descendait vers la mer, pauvre hameau paysan
compose de dix maisons normandes entourees de
fosses et d'arbres.
Elles etaient la, ces maisons, blotties dans ce ravin couvert
d'herbe et d'ajonc, derriere la courbe qui avait fait
[10]nommer ce lieu Tournevent. Elles semblaient avoir
cherche un abri dans ce trou comme les oiseaux qui se
cachent dans les sillons les jours d'ouragan, un abri contre
le grand vent de mer, le vent du large, le vent dur et sale
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