ut d'une heure il remonta, ne se sentant
pas bien tout seul. Et puis, il preferait le grand air. Il
[25]se rassit sur sa voile et recommenca a bassiner son bras.
La peche etait bonne. Les larges poissons a ventre
blanc gisaient a cote de lui, secoues par des spasmes de
mort; il les regardait sans cesser d'arroser ses chairs
ecrasees.
[30]Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup
de vent se dechaina; et le petit bateau recommenca sa
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course folle, bondissant et culbutant, secouant le triste
blesse.
La nuit vint. Le temps fut gros jusqu'a l'aurore. Au
soleil levant on apercevait de nouveau l'Angleterre, mais,
[5]comme la mer etait moins dure, on repartit pour la France
en louvoyant.
Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur
montra des traces noires, toute une vilaine apparence de
pourriture sur la partie du membre qui ne tenait plus a
[10]lui.
Les matelots regardaient, disant leur avis.
--Ca pourrait bien etre le Noir, pensait l'un.
--Faudrait de l'eau salee la-dessus, declarait un autre.
On apporta donc de l'eau salee et on en versa sur le
[15]mal. Le blesse devint livide, grinca des dents, se tordit
un peu; mais il ne cria pas.
Puis, quand la brulure se fut calmee: "Donne-moi ton
couteau", dit-il a son frere. Le frere tendit son couteau.
--"Tiens-moi le bras en l'air, tout drait, tire dessus."
[20]On fit ce qu'il demandait.
Alors il se mit a couper lui-meme. Il coupait doucement,
avec reflexion, tranchant les derniers tendons avec cette
lame aigue, comme un fil de rasoir; et bientot il n'eut plus
qu'un moignon. Il poussa un profond soupir et declara:
[25]"Fallait ca. J'etais foutu."
Il semblait soulage et respirait avec force. Il recommenca
a verser de l'eau sur le troncon de membre qui lui
restait.
La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.
[30]Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras detache
et l'examina longuement. La putrefaction se declarait.
Les camarades vinrent aussi l'examiner, et ils se le
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passaient de main en main, le tataient, le retournaient, le
flairaient.
Son frere dit: "Faut jeter ca a la mer a c't'-heure."
Mais Javel cadet se facha: "Ah! mais non, ah! mais non.
[5]J'veux point. C'est a moi, pas vrai, puisque c'est mon
bras."
Il le reprit et le posa entre ses jambes.
--Il va pas moins pourrir, dit l'aine. Alors une idee
vint au blesse. Pour conserver le poisson quand on tenait
[10]longtemps la
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