tetes d'etain, et les branches dessechees d'un vieux lilas
qui montent toutes noires derriere les vitres. M. Majeste,
en entrant, trouve son magasin plein de lumiere et de
monde. Il salue, mais personne ne fait attention a lui.
Les femmes aux bras de leurs cavaliers continuent a
[30]minauder ceremonieusement sous leurs pelisses de satin. On
se promene, on cause, on se disperse. Vraiment tous ces
vieux marquis ont l'air d'etre chez eux. Devant un
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trumeau peint, une petite ombre s'arrete, toute tremblante:
"Dire que c'est moi, et que me voila!" et elle regarde en
souriant une Diane qui se dresse dans la boiserie,--mince
et rose, avec un croissant au front.
[5]"Nesmond, viens donc voir tes armes!" et tout le monde
rit en regardant le blason des Nesmond qui s'etale sur une
toile d'emballage, avec le nom de Majeste au-dessous.
"Ah! ah! ah!... Majeste!... Il y en a donc encore des
Majestes en France?"
[10]Et ce sont des gaietes sans fin, de petits rires a son de
flute, des doigts en l'air, des bouches qui minaudent...
Tout a coup quelqu'un crie:
"Du champagne! du champagne!
--Mais non...
[15]--Mais si!... si, c'est du champagne... Allons,
comtesse, vite un petit reveillon."
C'est de l'eau de Seltz de M. Majeste qu'ils ont prise
pour du champagne. On le trouve bien un peu evente;
mais bah! on le boit tout de meme; et comme ces pauvres
[20]petites ombres n'ont pas la tete bien solide, peu a peu
cette mousse d'eau~de Seltz les anime, les excite, leur donne
envie de danser. Des menuets s'organisent. Quatre fins
violons que Nesmond a fait venir commencent un air de
Rameau, tout en triolets, menu et melancolique dans sa
[25]vivacite. Il faut voir toutes ces jolies vieilles tourner
lentement, saluer en mesure d'un air grave. Leurs atours
en sont rajeunis, et aussi les gilets d'or, les habits broches,
les souliers a boucles de diamants. Les panneaux eux-memes
semblent revivre en entendant ces anciens airs.
[30]La vieille glace, enfermee dans le mur depuis deux cents
ans, les reconnait aussi, et tout, eraflee, noircie aux angles,
elle s'allume doucement et renvoie aux danseurs leur
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image, un peu effacee, comme attendrie d'un regret. Au
milieu de toutes ces elegances, M. Majeste se sent gene.
Il s'est blotti derriere une caisse et regarde...
Petit a petit cependant le jour arrive. Par les portes
[5]vitrees du magasin, on voit la cour blanchir, puis le haut
des fenetres, puis tout u
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