avancai dans mon sujet, au jour le jour, lisant beaucoup et
produisant aussitot, pour chaque numero de la _Revue_ (car on me priait
de ne pas m'interrompre), un fragment assez considerable.
Je sentais bien que cette maniere de travailler n'etait pas normale et
offrait de grands dangers; ce n'etait pas la premiere fois que je m'y
etais laisse entrainer; mais, dans un ouvrage d'aussi longue haleine et
appuye sur tant de realites historiques, l'entreprise etait temeraire.
La premiere condition d'un ouvrage d'art, c'est le temps et la liberte.
Je parle ici de la liberte qui consiste a revenir sur ses pas quand on
s'apercoit qu'on a quitte son chemin pour se jeter dans une traverse; je
parle du temps qu'il faudrait se reserver pour abandonner les sentiers
hasardeux et retrouver la ligne droite. L'absence de ces deux securites,
cree a l'artiste une inquietude fievreuse, parfois favorable a
l'inspiration, parfois perilleuse pour la raison, qui, en somme, doit
enchainer le caprice, quelque carriere qui lui soit donnee dans un
travail de ce genre.
Ma reflexion condamne donc beaucoup cette maniere de produire. Qu'on
travaille aussi vite qu'on voudra et qu'on pourra: _le temps ne fait
rien a l'affaire_; mais entre la creation spontanee et la publication,
il faudrait absolument le temps de relire l'ensemble et de l'expurger
des longueurs qui sont precisement l'effet ordinaire de la
precipitation. La fievre est bonne, mais la conscience de l'artiste a
besoin de passer en revue, a tete reposee, avant de les raconter tout
haut, les songes qui ont charme sa divagation libre et solitaire.
Je me suis donc presque toujours abstenue depuis d'agir avec cette
complaisance mal entendue pour les autres et pour soi, et mes amis se
sont apercus d'une seconde maniere, plus sobre et mieux digeree, dont je
m'etais fait la promesse a moi-meme, en courant a travers champs apres
la voyageuse _Consuelo_. Je sentais la un beau sujet, des types
puissants, une epoque et des pays semes d'accidents historiques, dont le
cote intime etait precieux a explorer; et j'avais regret de ne pouvoir
reprendre mon itineraire et choisir mes etapes, a mesure que j'avancais
au hasard, toujours frappee et tentee par des horizons nouveaux.
Il y a dans _Consuelo_ et dans _La Comtesse de Rudolstadt_, des
materiaux pour trois ou quatre bons romans. Le defaut, c'est d'avoir
entasse trop de richesses brutes dans un seul. Ces richesses me venaient
a foison dans les lecture
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