l'imagination de nos
paysans n'est pas moins riche que celle des Allemands, et ce sens
particulier de l'hallucination dont j'ai parle l'atteste suffisamment.
Une des plus singulieres apparitions est celle des _meneurs de nuees_,
autour des mares ou au beau milieu des etangs. Ces esprits nuisibles se
montrent aux epoques des debordements de rivieres, et provoquent le
fleau des pluies torrentielles intempestives. Autant qu'on peut saisir
leurs formes vagues dans la trombe qu'ils soulevent, on reconnait parmi
eux, assez souvent, des gens mal fames dans le pays, des gens qui ne
possedent rien, bien entendu, sur la terre du bon Dieu, et qui ne
souhaitent que le mal des autres. Reunis aux genies des nuages, armes de
pelles ou de balais, vetus de haillons fangeux et incolores, ils
s'agitent frenetiquement, _ils dansent et enragent_, comme disent les
ballades bretonnes; et le voyageur attarde qui les apercoit sur les
flaques brumeuses semees dans les landes desertes, doit se hater de
gagner son gite, sans les deranger et sans leur montrer qu'il les a vus.
Certainement ils se mettraient, en bourrasque, a ses trousses, et il
n'y ferait pas bon.
On est etonne de voir combien les scenes de la nature impressionnent le
paysan. Il semblerait qu'elles doivent agir davantage sur l'imagination
des habitants des villes, et que l'homme, accoutume des son enfance a
errer ou a travailler le jour et la nuit dans une meme localite, en
connait si bien les details et les differents aspects, qu'il ne puisse
plus y ressentir ni etonnement ni trouble. C'est tout le contraire: le
braconnier qui, depuis quarante ans, chasse au collet ou a l'affut, a la
nuit tombante, voit les animaux meme dont il est le fleau, prendre, dans
le crepuscule, des formes effrayantes pour le menacer. Le pecheur de
nuit, le meunier qui vit sur la riviere meme, peuplent de fantomes les
brouillards argentes par la lune; l'eleveur de bestiaux qui s'en va lier
les boeufs ou conduire les chevaux au paturage, apres la chute du jour
ou avant son lever, rencontre dans sa haie, dans son pre, sur ses betes
meme, des etres inconnus, qui s'evanouissent a son approche, mais qui le
menacent en fuyant. Heureuses, selon nous, ces organisations
primitives, a qui sont reveles les secrets du monde surnaturel, et qui
ont le don de voir et d'entendre de si etranges choses! Nous avons beau
faire, nous autres, ecouter des histoires a faire dresser les cheveux
sur la tete, nous battre les flanc
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