te
songe a quelque autre chose; car, je te l'ai dit, le temps est le capital
des capitaux, et voila deux annees de ton existence qui n'ont rien produit
pour le developpement de tes moyens, et par consequent pour ton avenir.
--Je me flatte pourtant du contraire, dit Emile en souriant avec un melange
de douceur et de fierte, et je puis vous assurer, mon pere, que j'ai
beaucoup travaille, beaucoup lu, beaucoup pense, je n'ose pas dire beaucoup
acquis, durant mon sejour a Poitiers.
--Oh! je sais fort bien ce que tu as lu et appris, Emile! je m'en suis
apercu de reste a tes lettres, quand meme je ne l'aurais pas su par mon
correspondant; et je te declare que toute cette belle science
philosophico-metaphysico-politico-economique est ce qu'il y a, a mon sens,
de plus creux, de plus faux, de plus chimerique et de plus ridicule, pour
ne pas dire de plus dangereux, pour la jeunesse. C'est a tel point que tes
dernieres lettres m'auraient fait pamer de rire comme juge si, comme pere,
je n'en avais eprouve un chagrin mortel; et c'est precisement en voyant que
tu etais monte sur un nouveau dada, et que tu allais encore une fois
prendre ton vol a travers les espaces, que j'ai resolu de te rappeler
aupres de moi, soit pour un temps, soit pour toujours, si je ne reussis pas
a te remettre l'esprit.
--Votre raillerie et votre dedain sont bien cruels, mon pere, et affligent
plus mon coeur qu'ils ne blessent mon amour-propre. Que je ne sois pas
d'accord avec vous, c'est possible: je suis pret a vous entendre refuser
toutes mes croyances; mais que, lorsque pour la premiere fois de ma vie,
j'eprouvais le besoin et j'avais le courage de verser dans votre sein
toutes mes pensees et toutes mes emotions, vous me repoussiez avec
ironie ... c'est bien amer, et cela me fait plus de mal que vous ne pensez.
--Il y a plus d'orgueil que tu ne penses, toi, dans cette douceur puerile.
Ne suis-je, pas ton pere, ton meilleur ami? Ne dois-je pas te faire
entendre la verite quand tu t'abuses et te ramener quand tu t'egares?
Allons! arriere la vanite entre nous! Je fais de ton intelligence plus de
cas que toi-meme, puisque je ne veux pas la laisser se deteriorer par de
mauvais aliments. Ecoute moi, Emile! je sais fort tien que c'est la mode
chez les jeunes gens d'aujourd'hui de se poser en legislateurs, de
philosopher sur toutes choses, de reformer des institutions qui dureront
plus longtemps qu'eux, d'inventer des religions, des societes, une morale
no
|