uchet etait un cretin; il ne
comprenait rien, il ne savait rien en dehors de l'arithmetique et de la
tenue des livres. Quand il avait fait des chiffres pendant douze heures, il
lui restait a peine assez de raisonnement pour attraper des goujons.
Cependant Emile lui fit dire, par hasard, quelques paroles qui jeterent une
clarte sinistre dans son esprit. Cette machine humaine etait capable de
supputer les profits et les pertes, et d'etablir la balance au bas d'une
feuille de papier. Tout en montrant la plus parfaite ignorance des projets
et des ressources de M. Cardonnet, Constant fit l'observation que la paie
des ouvriers etait exorbitante, et que si, dans deux mois, on ne la
reduisait de moitie, les fonds engages dans l'affaire seraient
insuffisants.
"Mais cela ne peut pas inquieter monsieur votre pere, ajouta-t-il; on paie
l'ouvrier comme on nourrit le cheval a proportion du travail qu'on exige.
Quand on veut doubler l'ouvrage on double le salaire, comme on double
l'avoine. Puis, quand on n'est plus si presse, on baisse et on rationne a
l'avenant.
--Mon pere n'agira pas ainsi, dit Emile: pour des chevaux peut-etre, mais
non pour des hommes.
--Ne dites pas cela, Monsieur, reprit Galuchet; monsieur votre pere est une
forte tete, il ne fera pas de sottises, soyez tranquille."
Et il emporta ses goujons, charme d'avoir rassure le fils sur les
apparentes imprudences du pere.
"Oh! s'il en etait ainsi! pensait Emile en marchant avec agitation au bord
de la riviere; s'il y avait un calcul inhumain, dans cette generosite
momentanee! si Jean avait devine juste! si mon pere, tout en suivant les
doctrines aveugles de la societe, n'avait pas des vertus et des lumieres
superieures a celles des autres speculateurs, pour attenuer les effets
desastreux de son ambition!... Mais, non, c'est impossible! mon pere est
bon, il aime ses semblables ..."
Emile avait pourtant la mort dans l'ame; toute cette activite, toute cette
vie depensee au profit de son avenir, le faisaient reculer de degout et
d'effroi. Il se demandait comment tous ces ouvriers de sa fortune ne le
haissaient pas, et il etait pret a se hair lui-meme pour retablir la
justice.
Un profond ennui pesa encore sur lui le lendemain, mais il vit arriver avec
une sorte de joie le jour qu'il devait consacrer en partie a M. de
Boisguilbault, parce qu'il s'etait promis d'aller, sans rien dire a
personne, passer la journee a Chateaubrun. Au moment ou il montait a
cheval,
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