er a Poitiers et y terminer mes etudes jusqu'a ce que je
passe mes examens? Dois-je rester ici et vous servir de secretaire ou de
regisseur? Je fermerai les yeux, et je travaillerai comme une machine tant
qu'il me sera possible! Je me considererai comme votre employe, je serai a
votre service ...
--Et tu ne me regarderas plus comme ton pere? dit M. Cardonnet. Non, Emile,
reste aupres de moi, sois libre, je te donne trois mois, pendant lesquels,
vivant dans le sein de ta famille, loin des declamations des philosophes
imberbes qui t'ont perdu, tu reviendras toi-meme a la raison. Tu es doue
d'un temperament robuste, et le travail absorbant de la pensee t'a
peut-etre trop echauffe le cerveau. Je te considere comme un enfant malade
et te reprends a la campagne pour te guerir. Promene-toi, chasse, monte a
cheval, distrais-toi, en un mot, afin de retablir ton equilibre qui me
parait plus derange que celui de la societe. J'espere que tu adouciras ton
intolerance, en voyant que ton interieur n'est pas un foyer de sceleratesse
et de corruption. Dans quelque temps, peut-etre, tu me diras que les
reveries creuses t'ennuient et que tu sens le besoin de m'aider
volontairement."
Emile courba la tete sans repliquer, et quitta son pere en le pressant
dans ses bras avec un sentiment de douleur profonde. M. Cardonnet, n'ayant
rien trouve de mieux que de temporiser, s'agita longtemps dans son lit, et
finit par s'endormir en se disant, contre son habitude, qu'il fallait
parfois compter sur la Providence plus que sur soi-meme.
XIV.
PREMIER AMOUR.
L'energique Cardonnet, tout entier a ses occupations journalieres, ou assez
maitre de lui-meme pour ne pas laisser voir la moindre trace de sa
souffrance interieure, avait repris des le lendemain sa glaciale dignite.
Emile, accable d'effroi et de tristesse, s'efforcait de sourire a sa mere,
qui s'inquietait de son air distrait et de sa figure alteree. Mais, a force
de timidite, cette femme n'avait plus meme la penetration qui appartient a
son sexe. Toutes ses facultes etaient emoussees, et a quarante ans elle
etait deja octogenaire au moral. Elle aimait pourtant encore son mari, par
suite d'un besoin d'aimer qui n'avait jamais ete satisfait. Elle n'avait
pas de reproche bien formule a lui faire; car il ne l'avait jamais froissee
ni asservie ostensiblement; mais tout elan de coeur ou d'imagination avait
toujours ete refoule en elle par l'ironie et une sorte de pitie
dedaigneuse, e
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