Dieu, de m'y avoir aide! car
voici bien veritablement celle qui m'etait destinee, et sans laquelle je
n'aurais fait que vegeter et souffrir."
Tout en causant d'une maniere generale, Gilberte laissa percer son regret
d'etre privee de livres, et Emile devina bien vite que ce regret etait plus
profond qu'on ne voulait le faire connaitre a Janille.
Il pensa avec douleur que, hormis des traites de commerce et d'industrie
speciale, il n'y avait pas un seul volume dans la maison de son pere, et
que, croyant retourner a Poitiers, il y avait laisse le peu d'ouvrages
litteraires qu'il possedait.
Mais Gilberte insinua qu'il y avait une bibliotheque tres etendue a
Boisguilbault.
Jean avait autrefois travaille dans une grande chambre pleine de livres, et
il etait bien regrettable qu'on ne se vit point, car on aurait pu profiter
d'un si utile voisinage.
Ici Janille, qui tricotait toujours en marchant, releva la tete.
"Ca doit etre un tas de vieux bouquins fort ennuyeux, dit elle, et je
serais bien fachee, pour mon compte, d'y mettre le nez; je craindrais que
ca ne me rendit maniaque comme celui qui en fait sa nourriture.
--M. de Boisguilbault lit donc beaucoup? demanda Gilberte; sans doute il
est fort instruit.
--Et a quoi cela lui a-t-il servi de tant lire et de devenir si savant? Il
n'en a jamais fait part a personne, et ca n'a reussi a le rendre ni aimant,
ni aimable."
Janille ne voulant pas s'exposer plus longtemps a parler d'un homme qu'elle
haissait, sans pouvoir ou sans vouloir dire pourquoi, fit quelques pas dans
le preau vers ses chevres, comme pour les empecher de brouter une vigne qui
tapissait l'entree du pavillon carre.
Emile profita de cet instant pour dire a Gilberte que s'il y avait, en
effet, tant de livres a Boisguilbault, elle en aurait bientot a discretion,
dut-il les emprunter a la derobee.
Gilberte ne put le remercier que par un sourire, n'osant y joindre un
regard: elle commencait a se sentir embarrassee avec lui lorsque Janille
n'etait pas entre eux.
"Ah ca! dit Janille en se rapprochant, M. Antoine ne se presse guere de
revenir. Je le connais: il babille a cette heure! Il a rencontre d'anciens
amis; il les regale sous la ramee; il oublie l'heure et depense son argent!
Et puis, si quelque pleurard demande a emprunter dix ou quinze francs, pour
acheter une mauvaise chevre, ou quelques paires d'oies maigres, il va se
laisser aller! Il donnerait bien tout ce qu'il a sur lui, s'il n'avait
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