Je vous aurais cru moins jeune.
--D'apres ma figure?
--Non, d'apres vos idees.
--Je voudrais que mon pere entendit votre opinion, monsieur le marquis, et
qu'il voulut bien s'en penetrer, repondit Emile en souriant; car il me
traite toujours comme un enfant.
--Quel homme est-ce que votre pere? dit M. de Boisguilbault avec une
ingenuite de preoccupation qui otait a cette question ce qu'elle eut pu
avoir d'impertinent au premier abord.
--Mon pere, repondit Emile, est pour moi un ami dont je desire l'estime et
dont je redoute le blame. C'est ce que je puis dire de mieux pour vous
peindre un caractere energique, severe et juste.
--J'ai oui dire qu'il etait fort capable, fort riche, et jaloux de son
influence. Ce n'est pas un mal s'il s'en sert bien.
--Et quel est, suivant vous, monsieur le marquis, le meilleur usage qu'il
en puisse faire?
--Ah! ce serait bien long a dire! repondit le marquis en soupirant; vous
devez savoir cela aussi bien que moi."
Et, entraine un instant par la confiance qu'Emile lui avait temoignee a
dessein, pour provoquer la sienne, il retomba dans sa torpeur, comme s'il
eut craint de faire un effort pour en sortir.
"Il faut absolument rompre cette glace seculaire, pensa Emile. Ce n'est
peut-etre pas si difficile qu'on le croit. Peut-etre serai-je le premier
qui l'ait essaye!"
Et tout en gardant, comme il le devait, le silence sur les craintes que lui
inspirait l'ambition de son pere, ou sur la lutte penible de leurs opinions
respectives, il parla avec abandon et chaleur de ses croyances, de ses
sympathies, et meme de ses reves pour l'avenir de la famille humaine.
Il pensa bien que le marquis allait le prendre pour un fou, et il se plut
a provoquer des contradictions qui lui permettraient enfin de penetrer dans
cette ame mysterieuse.
"Que ne puis-je amener une explosion de dedain ou d'indignation! se
disait-il; c'est alors que je verrais le fort et le faible de la place."
Et, sans s'en douter, il suivait avec le marquis la meme tactique que son
pere avait suivie naguere avec lui; il affectait de fronder et de demolir
tout ce qu'il supposait devoir etre plus ou moins sacre aux yeux du vieux
legitimiste; "la noblesse aussi bien que l'argent, la grande propriete, la
puissance des individus, l'esclavage des masses, le catholicisme
jesuitique, le pretendu droit divin, l'inegalite des droits et des
jouissances, base des societes constituees, la domination de l'homme sur la
femme,
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