ommes ou des empires touchent aux
grandes crises decisives, quand les destinees s'achevent.
On entendait au loin les fanfares des troupes qui partaient pour la
guerre sainte, ces etranges fanfares turques, unisson strident et
sonore, timbre inconnu a nos cuivres d'Europe; on eut dit le supreme
hallali de l'islamisme et de l'Orient, le chant de mort de la grande
race de Tchengiz.
Le yatagan turc trainait a mon cote, je portais l'uniforme de
_yuzbachi_; celui qui etait la ne s'appelait plus Loti, mais Arif, le
_yuzbachi_ Arif-Ussam;--j'avais sollicite d'etre envoye aux
avant-postes, je partais le lendemain ...
Une tristesse immense et recueillie planait sur cette terre sacree de
l'islam; le soleil couchant dorait les vieux marbres verdatres des
tombes, il promenait des lueurs roses sur les grands cypres, sur leurs
troncs seculaires, sur leur melancolique ramure grise. Ce cimetiere
etait comme un temple gigantesque d'Allah; il en avait le calme
mysterieux, et portait a la priere.
J'y voyais comme a travers un voile funebre, et toute ma vie passee
tourbillonnait dans ma tete avec le vague desordre des reves; tous les
coins du monde ou j'ai vecu et aime, mes amis, mon frere, des femmes de
diverses couleurs que j'ai adorees, et puis, helas! le foyer bien-aime
que j'ai deserte pour jamais, l'ombre de nos tilleuls, et ma vieille
mere ...
Pour elle qui est la couchee, j'ai tout oublie!... Elle m'aimait, elle,
de l'amour le plus profond et le plus pur, le plus humble aussi: et
tout doucement, lentement, derriere les grilles dorees du harem, elle
est morte de douleur, sans m'envoyer une plainte. J'entends encore sa
voix grave me dire: " Je ne suis qu'une petite esclave circassienne,
moi ... Mais, _toi, tu sais_; pars, Loti, si tu le veux; fais suivant ta
volonte!"
Les fanfares retentissaient dans le lointain, sonores comme les fanfares
bibliques du jugement dernier; des milliers d'hommes criaient ensemble
le nom terrible d'Allah, leur clameur lointaine montait jusqu'a moi et
remplissait les grands cimetieres de rumeurs etranges.
Le soleil s'etait couche derriere la colline sacree d'Eyoub, et la nuit
d'ete descendait transparente sur l'heritage d'Othman ...
... Cette chose sinistre qui est la-dessous, si pres de moi que j'en
fremis, cette chose sinistre deja devoree par la terre, et que j'aime
encore ... Est-ce tout, mon Dieu?... Ou bien y a-t-il un reste indefini,
une ame, qui plane ici dans l'air pur du soir, qu
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