irer."
(Un soir au bivac.)
[5]Nous etions en cantonnement dans le village de * * *.
On sait ce qu'est la vie d'un officier dans la ligne: le matin,
l'exercice, le manege; puis le diner chez le commandant
du regiment ou bien au restaurant juif; le soir, le punch
et les cartes. A * * *, il n'y avait pas une maison qui recut,
[10]pas une demoiselle a marier. Nous passions notre temps
les uns chez les autres, et, dans nos reunions, on ne voyait
que nos uniformes.
Il y avait pourtant dans notre petite societe un homme
qui n'etait pas militaire. On pouvait lui donner environ
[15]trente-cinq ans; aussi nous le regardions comme un vieillard.
Parmi nous, son experience lui donnait une importance
considerable; en outre, sa taciturnite, son caractere
altier et difficile, son ton sarcastique faisaient une grande
impression sur nous autres jeunes gens. Je ne sais quel
[20]mystere semblait entourer sa destinee. Il paraissait etre
Russe, mais il avait un nom etranger. Autrefois, il avait
servi dans un regiment de hussards et meme y avait fait
figure; tout a coup, donnant sa demission, on ne savait
Page 9
pour quel motif, il s'etait etabli dans un pauvre village
ou il vivait tres mal tout en faisant grande depense. Il
sortait toujours a pied avec une vieille redingote noire, et
cependant tenait table ouverte pour tous les officiers de
[5]notre regiment. A la verite, son diner ne se composait
que de deux ou trois plats appretes par un soldat reforme,
mais le champagne y coulait par torrents. Personne ne
savait sa fortune, sa condition, et personne n'osait le
questionner a cet egard. On trouvait chez lui des livres,
[10]--des livres militaires surtout,--et aussi des romans.
Il les donnait volontiers a lire et ne les redemandait jamais
par contre, il ne rendait jamais ceux qu'on lui avait
pretes. Sa grande occupation etait de tirer le pistolet; les
murs de sa chambre, cribles de balles, ressemblaient a des
[15]rayons de miel. Une riche collection de pistolets, voila le
seul luxe de la miserable baraque qu'il habitait. L'adresse
qu'il avait acquise etait incroyable, et, s'il avait parie
d'abattre le pompon d'une casquette, personne dans notre
regiment n'eut fait difficulte de mettre la casquette sur
[20]sa tete. Quelquefois, la conversation roulait parmi nous
sur les duels. Silvio (c'est ainsi que je l'appellerai) n'y
prenait jamais part. Lui demandait-on s'il s'etait battu,
il repondait sechement que oui, mais pas le moindr
|