fait conter et reconter. Les chansons des
paysannes m'attristaient. Je me mis a boire des liqueurs
[10]fraiches et autres, et cela me faisait mal a la tete. Oui,
je l'avouerai, j'eus peur un instant de devenir ivrogne par
depit, autrement dit un des pires ivrognes, tel que notre
district m'en offrait quantite de modeles.
De proches voisins, il n'y avait pres de moi que deux
[15]ou trois de ces ivrognes emerites dont la conversation ne
consistait guere qu'en soupirs et en hoquets. Mieux
valait la solitude. Enfin, je pris le parti de me coucher
d'aussi bonne heure que possible, de diner le plus tard
possible, en sorte que je resolus le probleme d'accourcir
[20]les soirees et d'allonger les jours, _et je vis que cela etait bon_.
A quatre verstes de chez moi se trouvait une belle
propriete appartenant a la comtesse B * * *, mais il n'y
avait la que son homme d'affaires; la comtesse n'avait
habite son chateau qu'une fois, la premiere annee de son
[25]mariage, et n'y etait demeuree guere qu'un mois. Un
jour, le second printemps de ma vie d'ermite, j'appris que
la comtesse viendrait passer l'ete avec son mari dans son
chateau. En effet, ils s'y installerent au commencement
du mois de juin.
[30]L'arrivee d'un voisin riche fait epoque dans la vie des
campagnards. Les proprietaires et leurs gens en parlent
deux mois a l'avance et trois ans apres. Pour moi, je
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l'avoue, l'annonce de l'arrivee prochaine d'une voisine
jeune et jolie m'agita considerablement. Je mourais
d'impatience de la voir, et, le premier dimanche qui suivit
son etablissement, je me rendis apres diner au chateau
[5]de * * * pour presenter mes hommages a madame la
comtesse en qualite de son plus proche voisin et son plus
humble serviteur.
Un laquais me conduisit dans le cabinet du comte et
sortit pour m'annoncer. Ce cabinet etait vaste et meuble
[10]avec tout le luxe possible. Le long des murailles, on
voyait des armoires remplies de livres, et sur chacune un
buste en bronze; au-dessus d'une cheminee de marbre,
une large glace. Le plancher etait couvert de drap vert,
par-dessus lequel etaient etendus des tapis de Perse.
[15]Deshabitue du luxe dans mon taudis, il y avait si longtemps
que je n'avais vu le spectacle de la richesse, que je me
sentis pris par la timidite, et j'attendis le comte avec un
certain tremblement, comme un solliciteur de province
qui va se presenter a l'audience d'un ministre. La porte
[20]s'ouvrit, et je vis entrer
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