emier qui se trouva sur nos pas etait celui d'un sergent de
chasseurs, avec la tunique ouverte, la chemise toute teinte de sang:
nous le soulevames; il etait froid. Un autre sergent, tombe la face en
terre, avait passe ses mains derriere le dos pour essayer de deboucler
son sac; il n'avait pu y parvenir, et ce poids l'avait etouffe. De
la lumiere brillait dans une maison, j'y entrai. Des paysans, restes
bravement aupres de leur foyer sous les boulets, s'efforcaient de
ranimer un malheureux chasseur. Ils l'avaient couche tout de son long
sur le sol battu, et ils humectaient de vinaigre ses levres tumefiees,
lui frictionnaient la region du coeur; ils secouaient un mort. En
revanche, sur des matelas par terre deux autres pauvres diables
attestaient leur existence par des plaintes. A peine parques dans la
cour d'une grande ferme qui fait l'angle du chemin de Lorges, nous
recumes l'ordre d'aller creuser une tranchee a l'entree du village, au
nord, pour defendre la route de Cravant. Dans cette direction, une ferme
flambait ou peut-etre un village. Chaque soir de bataille, les Allemands
avaient besoin de venger leurs pertes par un acte de vandalisme. Ils
prenaient plaisir, au centre de la France, a nous envoyer de ces defis
inhumains. Le vent soufflait, activant l'incendie. Le froid etait devenu
sec, le temps d'ailleurs assez clair; la pioche et la pelle n'entamaient
la terre durcie qu'apres de longs et penibles efforts. Cette harassante
besogne s'accomplissait au bruit d'un grand mouvement dans l'armee
allemande. En appliquant l'oreille au sol, on percevait distinctement le
piaffement des chevaux et le roulement des caissons et des affuts. Nul
doute qu'il ne s'effectuat de la part de l'ennemi une conversion vers
notre droite. M. Bourrel en fit prevenir le commandement superieur.
La verite est que, dans l'annee terrible, rien ne devait nous reussir.
Nos qualites nationales, la vivacite d'esprit, le courage primesautier,
sont des qualites natives, heureuses, mais, en somme, peu meritoires,
car elles sont melangees de vanite et de presomption. Elles se
developpent sous notre beau climat, de meme que la flore riche et variee
s'etale sur notre sol fertile, tout naturellement. Or rien n'est solide
ni precieux, sinon ce qui est rare et ce qui est produit avec effort,
perfectionne avec soin. La Providence, en 1870, s'est servie contre nous
des armees allemandes, comme d'un fleau, pour nous apprendra a pratiquer
les vertus, peut-etre
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