ortaient par centaines des debris humains
de l'armee de la Loire. Dans la station gisaient les plus grievement
atteints. D'autres, qui, comme moi, pouvaient marcher encore, gagnaient
le bord de la voie. Parmi eux, quelques-uns de nos adversaires, Bavarois
au casque en cuir bouilli. Deux avaient ete frappes a la tete, un autre
au bras. La solidarite du malheur ne s'etait pas encore etablie d'eux a
nous. Trop des notres subissaient leur sort pour que notre rancune put
tomber tout d'un coup. Du reste, ils paraissaient resignes, sous leurs
linges sanglants.
Ils furent bientot embarques, et de mon cote je trouvai place dans le
fond d'une voiture a bestiaux. Quoique ma jambe fut toujours raide et
endolorie, je n'eus garde de me coucher: je m'efforcais de taper des
pieds dans mon coin. Long exercice. Le train glissa, tout doucement par
bonheur, hors des rails, pendant la premiere nuit: le trajet, de Mer
a Bordeaux, dura quarante-huit heures, par un froid siberien. Les
malheureux, qui autour de moi n'avaient pas la ressource de m'imiter,
enduraient le martyre. Tandis que d'autres souvenirs me reviennent avec
une admirable nettete, ce triste tableau, trop longtemps place sous
mes yeux, echappe a ma memoire. De cet entassement se degage un petit
chasseur a pied, au visage d'enfant, grelottant en un coin, dans sa
veste courte, sans manteau ni couverture: il avait--je crois--une main
ecrasee. Plus pres de moi est etendu un malheureux garde-mobile dont le
pied tient a peine a la jambe, par quelques fibres.
Pourtant ni les uns ni les autres ne se plaignaient guere. Il ne fut
certainement pas echange dix paroles entre nous durant ces deux longues
journees: c'est une chose remarquable que la morne resignation des
soldats mutiles. Aux prises avec la douleur, en attendant la revelation
du grand mystere de la mort, ils deviennent silencieux et graves. Les
hurleurs sont generalement les moins atteints. Les autres regardent
venir stoiquement la guerison incertaine, lointaine en tout cas,
indifferents a ce qui les environne et dedaigneux meme de la
commiseration.
A Bordeaux, quant a moi, j'etais vaincu. La fievre commencait a
m'accabler; mon bras semblait s'appesantir davantage d'instant en
instant: je craignais de ne pouvoir resister jusqu'au terme de mon
voyage. J'appris d'ailleurs avec inquietude que notre train allait etre
dirige sur Mont-de-Marsan et sur Bayonne. Un sous-intendant militaire se
trouvait sur le quai; je lui exprimai
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