que j'ai senti des le premier jour: c'est que nous sommes
faits l'un pour l'autre, et que son etre est de la meme nature que
le mien. Ah! je n'ai jamais aime Sylvia, c'est impossible, nous nous
ressemblons si peu! Presser Fernande dans mes bras, c'est presser une
femme, la femme de mon choix et de mon amour! et on s'imagine que
j'y renoncerai? Mais qu'arrivera-t-il? Que m'importe? si on la rend
malheureuse, je l'enleverai avec sa fille, que j'adore, et nous irons
vivre au fond de quelque vallee de ma patrie. Tu me donneras bien un
asile? Ah! ne me sermonne pas, Herbert; je sais bien que je me rends
malheureux, et que je fais folie sur folie; je sais bien que, si j'avais
une profession, je ne serais pas oisif; que, si j'etais comme toi,
ingenieur des ponts et chaussees, je ne serais pas amoureux; mais que
veux-tu que j'y fasse? je ne suis propre a aucun metier; je ne puis me
plier a aucune regle, a aucune contrainte. L'amour m'enivre comme le
vin; si je pouvais, comme toi, porter deux bouteilles de vin du Rhin
sans extravaguer, j'aurais pu passer un an entre deux femmes charmantes
sans etre amoureux de l'une ni de l'autre.
Adieu; ne m'ecris pas, car je ne sais pas ou je vais. Je fais mon
portemanteau vingt fois par jour; tantot je veux aller a Geneve oublier
Fernande, Jacques et Sylvia, et me consoler avec mon fusil et mes
chiens; tantot je veux aller me cacher a Tours, dans quelque auberge
d'ou je serai a portee d'ecrire a Fernande et de recevoir ses reponses;
tantot je ris de pitie en me voyant si absurde; tantot je pleure de rage
d'etre si malheureux.
LXIX.
DE JACQUES A SYLVIA.
Ce que tu me mandes de ma fille m'effraie extremement; c'est la premiere
fois qu'elle est malade, et, dans l'ordre des choses, elle aurait du et
devra l'etre souvent; mais je ne puis commander a mon inquietude quand
il s'agit de mes enfants, parce qu'ils sont jumeaux, et que leur
existence est plus precaire que celle des autres. La petite est bien
plus delicate que son frere, et cela justifie la croyance generale qu'un
des deux vit toujours aux depens de l'autre dans le sein de la mere. Si
elle va plus mal, ecris-le-moi sans hesiter. J'irai te rejoindre, non
pour aider a tes soins, qui ne peuvent etre que parfaits, mais pour te
soulager de la terrible responsabilite qui pese sur toi. J'ai cache et
je cacherai cette nouvelle a Fernande aussi longtemps que je pourrai;
sa sante est reellement tres-alteree, le chagrin et l'inquietude
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