ures du pieux Enee, vous avez
du remarquer que sans la haine que Junon lui portoit, toute son
histoire finissoit au premier livre; car il arrivoit heureusement en
Italie, il epousoit la princesse latine, et voila l'eneide finie.
Mais son historien ayant habilement imagine de lui donner Junon pour
ennemie, cette deesse implacable lui suscite dans son voyage mille
traverses, qui font une longue suite d'evenemens extraordinaires, et
qui donnent matiere a une grande histoire. Or voila sur quel modele
nos annalistes ont etabli la loy des grandes epreuves. Au defaut du
Neptune, d'Ulysse et de la Junon d'Enee, ils ont trouve des fees et
des enchanteurs ennemis, dont la haine puissante et les persecutions
continuelles donnent lieu aux heros de signaler leur courage par
mille exploits inoueis; et comme il n'y a ni valeur, ni forces
humaines qui puissent resister a de si terribles epreuves, ils ont
soin de leur donner en meme-tems la protection de quelque bonne fee,
ou de quelque genie puissant, comme Ulysse et Enee avoient l'un la
protection de Minerve, l'autre celle du destin. De-la il est aise de
juger que cette loy dans la Romancie doit etre indispensable, et
elle l'est en effet si bien, que les fils de rois, et les plus
grands princes sont ceux qu'elle epargne le moins.
Que faut-il donc penser, repartis-je, de la plupart des heros
modernes pour qui on ne voit plus agir ni les divinites ni les
genies, soit amis, soit ennemis?
Ce sont, me dit-il, des heros bourgeois, qui n'ont ni la noblesse ni
l'elevation qui est inseparable de l'idee d'un heros romancien. Mais
ils ne laissent pas d'etre sujets comme les autres, a la loy des
epreuves. Un amant, par exemple, croit toucher au moment qui doit le
rendre heureux. Les parens de part et d'autre consentent au mariage;
point du tout. Il survient un pretendant plus riche et plus
puissant, qui met de son cote une partie des parens; quel parti
prendre? Il faut ou se battre ou enlever la belle. S'il se bat, il
tuera surement son homme. Mais que deviendra-t-il? Voila matiere
d'avantures pour plusieurs annees. S'il enleve sa princesse; il faut
qu'il la consigne chez quelque parente qui veueille bien la cacher,
et qu'il ait bien soin de se cacher lui-meme pour se derober aux
recherches. Tout cela est bien long; mais voici le tragique. Un soir
que la belle enlevee prend le frais sur le bord de la mer avec sa
parente, il vient une tartane d'Alger qu'elle prend pour un batiment
du pays, et
|