Ce fut une femme qui se presenta ensuite. On la nommoit Manon
Lescot. Quelle femme! Je n'ai jamais rien vu de si eveille; et je
n'aurois pas cru qu'un homme du caractere de put se charger de la
conduite d'une telle princesse. Je ne me souviens pas bien du detail
de ses plaintes; mais elles se reduisoient en general a accuser son
armateur de l'avoir tiree de l'obscurite ou elle vivoit, et a
laquelle elle s'etoit justement condamnee elle-meme, afin de cacher
le derangement de sa conduite, pour la produire sur la scene au
grand jour, et lui faire courir le monde comme une effrontee qui
brave toutes les loix de la pudeur et de la bienseance.
Cette seconde plainte fut suivie d'une troisieme pour le moins aussi
vive, mais beaucoup plus interessante par la scene touchante dont
elle fut l'occasion. Les deux complaignans etoient le fameux
Cleveland et la triste Fanny. Tous deux faisoient le couple le plus
melancolique qu'on ait peut-etre jamais vu. La tristesse etoit
peinte sur leur visage: a peine pouvoient-ils lever les yeux. De
profonds soupirs precedoient, accompagnoient et suivoient toutes
leurs paroles; et a dire le vrai, il etoit difficile d'entendre le
recit de toutes les infortunes que leur armateur leur avoit fait
essuyer dans le cours de leur voyage, sans prendre part au juste
ressentiment qu'ils faisoient eclater contre lui. Barbare, s'ecrioit
Cleveland, que t'ai-je fait pour m'accabler ainsi des plus cruels
malheurs, sans m'avoir donne dans tout le cours de ma vie presqu'un
seul moment de relache? N'etoit-ce pas assez de la triste situation
ou me reduisoit une naissance malheureuse? Etois-tu peu satisfait de
m'avoir donne une education si sauvage dans une affreuse caverne?
Devois-tu m'en tirer pour me rendre le jouet de la fortune, et
rassembler sur ma tete tous les malheurs, toutes les contradictions,
toutes les traverses de la vie humaine. Ouei, mesdames et messieurs,
ajoutoit-il, en s'adressant aux juges, que l'on compte tous les
meurtres, toutes les morts funestes, les noirceurs, les trahisons,
les dangers effroyables, et tous les evenemens tragiques dont il a
noirci le cours de mes avantures, et vous aurez de la peine a
comprendre comment je puis survivre a tant d'infortunes, et comment
on en peut soutenir meme le recit. Encore si dans les malheurs ou il
m'a plonge il avoit du moins suivi les regles ordinaires. Mais ou a-
t'on jamais entendu parler d'une tempete pareille a celle qu'il nous
fit essuyer en
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