le voyait a dix pas;
elle n'osait pas l'appeler sur le quai, elle n'avait pas la force de
courir. A chaque pas, elle se sentait prete a defaillir; elle le
voyait frapper de sa canne sur le parapet, dans un mouvement de rage
irrefrenable. Elle se remettait a le suivre, ne songeant plus a sa
souffrance personnelle, mais a celle de son amant. Il renversa deux ou
trois passants, en fit crier et jurer une demi-douzaine en les heurtant,
monta la rue de La Harpe, et arriva a l'hotel de Narbonne, ou il
demeurait, sans s'apercevoir que Marthe etait sur ses traces et avait
failli dix fois le joindre. Au moment ou il prenait sa clef et son
bougeoir des mains de la portiere, il vit le visage renfrogne de
celle-ci regarder par-dessus son epaule:
"Ou allez-vous donc, Mam'selle?" dit-elle d'une voix courroucee a une
personne qui s'appretait a monter l'escalier sans rien lui dire.
Horace se retourna, et vit Marthe, sans chapeau, sans gants, et pale
comme la mort. Il la saisit dans ses bras, l'enleva a demi, et lui
jetant un chale sur la tete, comme un voile pour la soustraire aux
regards, il l'entraina dans l'escalier, et la conduisit legerement
jusqu'a sa chambre. La, il se jeta a ses pieds. Ce fut toute
l'explication. Le sujet meme de la querelle fut oublie dans ce premier
instant.--Oh! que je suis heureux, s'ecria-t-il dans un delire d'amour;
te voila, tu es avec moi, nous sommes seuls! Pour la premiere fois de la
vie, je suis seul avec toi, Marthe! Comprends-tu mon bonheur?
--Laisse-moi partir, dit Marthe effrayee; Eugenie m'a peut-etre suivie,
peut-etre Arsene. Mon Dieu! est-ce un reve! J'ai vu quelque part, en
te suivant, la figure d'Arsene, je ne sais ou. Non, je n'en suis pas
sure... peut-etre!... C'est egal, tu m'aimes, tu m'aimes toujours!
Allons-nous-en, reconduis-moi.
--Oh! pas encore! pas encore! disait Horace; encore un instant! Si
Eugenie vient, je ne reponds pas; si Arsene vient, je le tue. Reste
ainsi, reste encore un instant!
Cependant Eugenie seule, inquiete, epouvantee, comptait les minutes,
allait du palier a la fenetre, et ne voyait pas revenir Marthe. Enfin
elle entend monter l'escalier. C'est elle, enfin!... Non, c'est le pas
d'un homme.
Elle se rejouit de la pensee que c'etait moi, et qu'elle allait pouvoir
m'envoyer a la recherche de Marthe. Elle courut au-devant de moi; mais
au lieu de moi, c'etait Arsene.
"Ou donc est Marthe? dit-il d'une voix eteinte.
--Elle est sortie pour un instant, dit
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