proie aux chimeres. Tu
reves un amour ideal comme jadis j'ai reve une femme ideale. Mon reve
s'est realise, heureux et criminel que je suis! Mais le tien ne se
realisera pas, ma pauvre Gabrielle! Tu ne trouveras jamais un coeur
digne du tien; jamais tu n'inspireras un amour qui te satisfasse, car
jamais culte ne fut digne de ta divinite. Si les hommes ne connaissent
point encore le veritable hommage qui plairait a Dieu, comment veux-tu
qu'ils trouvent sur la terre ce grain de pur encens dont le parfum n'est
point encore monte vers le ciel? Descends donc de l'empyree ou tu egares
ton vol audacieux, et prends patience sous le joug de la vie. Eleve
tes desirs vers Dieu seul, ou consens a etre aimee comme une mortelle.
Jamais tu ne rencontreras un amant qui ne soit pas jaloux de toi,
c'est-a-dire avare de toi, mefiant, tourmente, injuste, despotique.
GABRIELLE.
Crois-tu que je reve l'amour dans une autre ame que la tienne?
ASTOLPHE.
Tu le devrais, tu le pourrais; c'est ce qui justifie ma jalousie et la
rend moins outrageante.
GABRIELLE.
Helas! en effet, l'amour ne raisonne pas; car je ne puis rever un amour
plus parfait qu'en le placant dans ton sein, et je sens que cet amour,
dans le coeur d'un autre, ne me toucherait pas.
ASTOLPHE.
Oh! dis-moi cela, dis-moi cela encore! repete-le-moi toujours! Va,
meconnais la raison, outrage l'equite, repousse la voix du ciel meme si
elle s'eleve contre moi dans ton ame; pourvu que tu m'aimes, je consens
a porter dans une autre vie toutes les peines que tu auras encourues
pour avoir eu la folie de m'aimer dans celle-ci.
GABRIELLE.
Non, je ne veux pas t'aimer dans l'ivresse et le blaspheme. Je veux
t'aimer religieusement et t'associer dans mon ame a l'idee de Dieu, au
desir de la perfection. Je veux te guerir, te fortifier contre lui-meme
et t'elever a la hauteur de mes pensees. Promets-moi d'essayer, et je
commence par te ceder comme on fait aux enfants malades. Nous n'irons
point a Florence, je serai femme toute cette annee, et, si tu veux
entreprendre le grand oeuvre de ta conversion au veritable amour, ma
tristesse se changera en un bonheur incomparable.
ASTOLPHE.
Oui, je le veux, ma femme cherie, et je te remercie a genoux de le
vouloir pour moi. Peux-tu douter qu'en ceci je ne sois pas ton esclave
encore plus que ton disciple?
GABRIELLE.
Tu me l'avais promis deja bien des fois, et comme, au lieu de tenir ta
parole, tu abandonnais toujours ton ame a
|