rt; bien des gens auraient fait comme moi;
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bien des gens auraient ete aussi bien que moi frappes de
ces paroles prophetiques. Conscrit comme je l'etais, je
sentais que je ne pouvais confier mes sentiments a personne,
et que je devais toujours paraitre froidement
[5]intrepide.
Au bout d'une demi-heure, le feu des Russes diminua
sensiblement; alors nous sortimes de notre couvert pour
marcher sur la redoute.
Notre regiment etait compose de trois bataillons. Le
[10]deuxieme fut charge de tourner la redoute du cote de la
gorge; les deux autres devaient donner l'assaut. J'etais
dans le troisieme bataillon.
En sortant de derriere l'espece d'epaulement qui nous
avait proteges, nous fumes recus par plusieurs decharges
[15]de mousqueterie qui ne firent que peu de mal dans nos
rangs. Le sifflement des balles me surprit: souvent je
tournais la tete, et je m'attirai ainsi quelques plaisanteries
de la part de mes camarades plus familiarises avec ce bruit.
--A tout prendre, me dis-je, une bataille n'est pas une
[20]chose si terrible.
Nous avancions au pas de course, precedes de tirailleurs:
tout a coup les Russes pousserent trois hourras, trois
hourras distincts, puis demeurerent silencieux et sans
tirer.
[25]--Je n'aime pas ce silence, dit mon capitaine; cela ne
nous presage rien de bon.
Je trouvai que nos gens etaient un peu trop bruyants, et
je ne pus m'empecher de faire interieurement la comparaison
de leurs clameurs tumultueuses avec le silence imposant
[30]de l'ennemi.
Nous parvinmes rapidement au pied de la redoute, les
palissades avaient ete brisees et la terre bouleversee par
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nos boulets. Les soldats s'elancerent sur ces ruines
nouvelles avec des cris de _Vive l'empereur!_ plus fort qu'on
ne l'aurait attendu de gens qui avaient deja tant crie.
Je levai les yeux, et jamais je n'oublierai le spectacle que
[5]je vis. La plus grande partie de la fumee s'etait elevee et
restait suspendue comme un dais a vingt pieds au-dessus
de la redoute. Au travers d'une vapeur bleuatre, on apercevait
derriere leur parapet a demi detruit les grenadiers
russes, l'arme haute, immobiles comme des statues. Je
[10]crois voir encore chaque soldat, l'oeil gauche attache sur
nous, le droit cache par son fusil eleve. Dans une embrasure,
a quelques pieds de nous, un homme tenant une
lance a feu etait aupres d'un canon.
Je frissonnai, et je crus que ma derniere heure etait
[15]venue.
--Voila la danse
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