e, car on ne parle pas volontiers de cela chez nous. Cela
fait trop de mal et trop de peur. Monsieur votre grand-pere avait, a
l'epoque des assignats, confie a mon grand-papa Bricolin une somme de
cinquante mille francs en or, en le priant de la cacher dans quelque
vieille muraille du chateau, pendant qu'il se tiendrait cache lui-meme
a Paris, ou il reussit a n'etre pas denonce. Vous connaissez cela mieux
que moi. Voila donc que mon grand-papa avait cet or-la cache avec le
sien dans ce vieux chateau de Beaufort, dont il etait fermier, et qui
est a plus de vingt lieues d'ici. Je n'y ai jamais ete. Votre grand-pere
ne se pressant pas de lui redemander son depot, il eut le malheur, en
voulant lui faire ecrire une lettre a cet effet, de mettre un scelerat
d'avoue dans sa confidence. La nuit suivante les chauffeurs vinrent et
soumirent mon pauvre grand-pere a mille tortures jusqu'a ce qu'il eut
dit ou etait cache l'argent. Ils emporterent tout, le sien et le votre,
et jusqu'au linge de la maison et aux bijoux de noces de ma grand'mere.
Mon pere, qui etait un enfant, avait ete garrotte et jete sur un lit. Il
vit tout et faillit en mourir de peur. Ma grand'mere etait enfermee dans
la cave. Les garcons de ferme furent battus et attaches aussi. On leur
tenait des pistolets sur la gorge pour les empecher de crier. Enfin,
quand les brigands eurent fait main-basse sur tout ce qu'ils purent
enlever, ils se retirerent sans grand mystere et demeurerent impunis, on
n'a jamais su pourquoi. Et de cette affaire-la, mon pauvre grand-papa
qui etait jeune est devenu vieux tout a coup. Il n'a jamais pu retrouver
sa tete, ses idees se sont affaiblies; il a perdu la memoire de presque
tout, excepte de cette abominable aventure, et il ne peut guere ouvrir
la bouche sans y faire allusion. Le tremblement que vous lui voyez,
il l'a toujours eu depuis cette nuit-la, et ses jambes qui ont ete
dessechees par le feu, sont restees si minces et si faibles qu'il
n'a jamais pu travailler depuis. Votre grand-pere qui etait un digne
seigneur, a ce qu'on dit, ne lui a jamais reclame son argent, et meme il
a abandonne a ma grand'mere, qui etait devenue tout a coup l'homme de
la famille; par sa bonne tete et son courage, tous les fermages echus
depuis cinq ans, et qu'il ne s'etait pas fait payer. Cela a nos
affaires, et quand mon pere a ete en age de prendre la ferme de
Blanchemont il avait deja un certain credit. Voila notre histoire;
jointe a celle de ma pauvre
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