martyre
du pauvre homme commencait.
--... Dix-sept... dix-huit... dix-neuf... vingt!...
Les gouttes tombaient du chalumeau dans le gobelet de vermeil. Ces
vingt-la, le pere les avalait d'un trait, presque sans plaisir. Il n'y
avait que la vingt et unieme qui lui faisait envie. Oh! cette vingt
et unieme goutte!... Alors, pour echapper a la tentation, il allait
s'agenouiller tout au bout du laboratoire et s'abimait dans ses
patenotres. Mais de la liqueur encore chaude il montait une petite fumee
toute chargee d'aromates, qui venait roder autour de lui et, bon gre mal
gre, le ramenait vers les bassines... La liqueur etait d'un beau vert
dore... Penche dessus, les narines ouvertes, le pere la remuait
tout doucement avec son chalumeau, et dans les petites paillettes
etincelantes que roulait le flot d'emeraude, il lui semblait voir les
yeux de tante Begon qui riaient et petillaient en le regardant...
--Allons! encore une goutte!
Et de goutte en goutte, l'infortune finissait par avoir son gobelet
plein jusqu'au bord. Alors, a bout de forces, il se laissait tomber dans
un grand fauteuil, et, le corps abandonne, la paupiere a demi close,
il degustait son peche par petits coups, en se disant tout bas avec un
remords delicieux:
--Ah! je me damne... je me damne...
Le plus terrible, c'est qu'au fond de cet elixir diabolique, il
retrouvait, par je ne sais quel sortilege, toutes les vilaines chansons
de tante Begon: _Ce sont trois petites commeres, qui parlent de faire
un banquet..._ ou: _Bergerette de maitre Andre s'en va-t-au bois
seulette..._ et toujours la fameuse des Peres blancs: _Patatin
patatan_.
Pensez quelle confusion le lendemain, quand ses voisins de cellule lui
faisaient d'un air malin:
--Eh! eh! Pere Gaucher, vous aviez des cigales en tete, hier soir en
vous couchant.
Alors c'etaient des larmes, des desespoirs, et le jeune, et le cilice,
et la discipline. Mais rien ne pouvait contre le demon de l'elixir; et
tous les soirs, a la meme heure, la possession recommencait.
* * * * *
Pendant ce temps, les commandes pleuvaient a l'abbaye que c'etait une
benediction. Il en venait de Nimes, d'Aix, d'Avignon, de Marseille...
De jour en jour le couvent prenait un petit air de manufacture. Il y
avait des freres emballeurs, des freres etiqueteurs, d'autres pour les
ecritures, d'autres pour le camionnage; le service de Dieu y perdait
bien par-ci par-la quelques coups de cloches;
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