jusqu'a
la piece ou etait la lumiere. Notre stupeur redoubla en reconnaissant
Thillard. Il etait coiffe d'une casquette et enveloppe d'un ample manteau.
Il avait a la main une valise pleine. A la vue de la misere qui suintait,
pour ainsi dire, au travers des murailles de notre interieur, il cacha mal
son desappointement et son degout. Evidemment, ce qu'il voyait depassait
toutes ses previsions. Toutefois, il parut faire de necessite vertu. "J'ai
a vous demander un service," me dit-il. "Et d'abord peut-on rester ici
quelques heures sans vous gener?"
"Je m'inclinai en marque d'assentiment. Une emotion extraordinaire
m'envahissait et paralysait ma langue. Thillard s'assura de la solidite
d'une chaise, puis s'assit, disant: "Je suis sur pieds depuis ce matin, je
n'en puis plus, et par-dessus le marche, je meurs de soif. Vous n'avez
sans doute rien a boire chez vous?" Je fis signe que non. "Il n'est que
onze heures," continua Thillard, "peut-etre trouverez-vous encore un
marchand de vin ouvert et vous sera-t-il possible de vous procurer du vin
et du sucre?" Il fouilla dans sa poche et en tira une piece de cinq francs
qu'il jeta sur la table. "Voyez donc aussi," ajouta-t-il, "s'il n'y aurait
pas moyen de faire un peu de feu, je suis glace." Toujours muet,
j'indiquai a Rosalie, non moins interdite que moi, une vieille caisse, un
tabouret, des fragments de pupitre, et lui fis comprendre par mes gestes
qu'elle devait briser cela et y mettre le feu. Je sortis.
"Les tenebres etaient plus profondes que jamais: sous les lanternes memes
on ne voyait point la lumiere du gaz. Je marchai a tatons le long des murs;
je gagnai, au juge, vraiment, le pont Louis-Philippe; je suivis la rampe
du quai, et parvins ainsi jusqu'a la place de Greve. La, grace a la
profusion des lampions et des torches, a la lueur desquels je voyais ca et
la passer quelques silhouettes, je pus mieux m'orienter. Vis-a-vis de
l'hotel de ville, du cote de l'eau, les marchands de vin, encombres de
clients, n'avaient hate de fermer leurs comptoirs. Je trouvai ce que je
cherchais, et je rebroussai chemin.
"Cependant, que se passait-il dans ma tete? Il doit se passer quelque
chose de semblable dans celle d'un general au plus fort de la bataille.
Malgre un froid penetrant, mon corps brulait, mon cerveau etait en
ebullition. Les idees y affluaient avec une impetuosite inconcevable.
C'etait comme vingt eclairs qui se croisent en meme temps sur un ciel
noir. Je pensai tou
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